vendredi 29 septembre 2017

Eric de Chassey - "L'abstraction avec ou sans raisons"

Lire “L’abstraction avec ou sans raisons “
de Eric de Chassey
avec les Réalités Nouvelles

par Erik Levesque



“ L’abstraction avec ou sans raisons"
Eric de Chassey
Coll. Art et Artistes
Gallimard Paris 2017
ISBN : 9782072693342
26 Euros.


Samedi 14 Octobre 2017
Signature au Salon des Réalités Nouvelles.
Parc Floral de Vincennes



L’essai “ L’abstraction avec ou sans raisons” de Eric de Chassey, historien de l’art et directeur de l’INHA, auteur du précédent “La Peinture efficace. Une histoire de l'abstraction aux États-Unis (1910-1960)” (2001) nous convie aujourd’hui à découvrir, comment l’abstraction est devenue durant la seconde moitié du XXe siècle un courant en soi de la peinture au même titre que la peinture d’histoire, le paysage ou la nature morte, passant ainsi du statut d’avant-garde à celui de courant général en vis-à-vis de la peinture figurative.

Selon Eric De Chassey, le XXe siècle des arts visuels est signé par l’invention de l’abstraction, définie comme en rupture avec l’ensemble des œuvres d’art antérieure du monde occidental : l’abstraction est “une libération, le triomphe de la liberté artistique comme possibilité, un suspens des références extérieures.” Ce faisant de Chassey change la définition de l’abstraction telle qu’elle avait été énoncée par Worringer en 1908 dans Abstraktion und Einfühlung (réédité en Allemagne en 1948 et 1959, traduit en anglais en 1953, et seulement en 1980 en français ! ) où le mot ne désigne pas une tendance de l'art mais plutôt une attitude de l'artiste, celle qui consiste à tenir la nature à distance, en la maîtrisant par des signes, au lieu de se laisser investir et maîtriser par elle. Historien de l’art Woringer voyait l’abstraction, comme une impulsion artistique originaire sans rapport avec l’imitation de la nature et reconnaissant cette volonté autant dans la feuille d’acanthe grecque que dans la peinture aborigène. De Chassey prend lui, le mot “abstraction” au sens philosophique français d’une représentation de la réalité, à la limite sans correspondance avec celle-ci. L’abstraction ainsi définie implique de manière dialectique une distance avec l’image et une immédiateté, distance avec la réalité extérieure, qui ne signifie pas une séparation mais implique un rejet à minima de la mimesis comme mode de production des images et repose sur l’identité du faire et de l’être. Elle se situe donc à l’intérieur d’une mimésis avec profondeur de champs et perspective (qui conçoit la peinture comme une fenêtre) ce qui lui permet de prendre comme référent-iconique central d’une esthétique abstraite française Nicolas de Staël, dont l’œuvre est constitué de paysage, de natures mortes ou de nus allusifs.

Le livre de De Chassey est organisé en sept articles indépendants réunis en deux parties. Articles qu’il avait écrit et publié entre 1997 et 2014, en un temps où les archives des Réalités Nouvelles (les années 1960, 1970, 1980) n’avaient pas été encore mises à disposition des chercheurs à l'IMEC. Partie I - Motifs et principes, avec 1- La grille entre architecture et peinture, où il analyse le rôle de la grille cubiste structurant la peinture abstraite des années 1950 et 2 - Grâce de la pesanteur : une abstraction spiritualisante où il souligne l’importance du but spirituel, voire religieux, attribué à l’abstraction à travers l’exemple de Malevitch et Kandinsky. Dans la seconde partie intitulée Abstractions américaines et européennes 1944-1974, il aborde 3 - Après la table rase, où il revient sur le rôle demandé à l’art après la seconde guerre mondiale entre témoignage, balbutiement et automatisme 4 - Les sujets de l’abstraction : l’expressionnisme abstrait en France, où il décrit les peintres et les œuvres des artistes français 5 - L’impossible deuil de l’expressionnisme abstrait ou Comment être américain après Pollock, où il présente la situation aux USA avec la post-abstract painterly et Clement Greenberg dans les années 1960. 6 - Pas de deux : les artistes américains à Paris, après la seconde guerre mondiale, 1946-1960, moment où les jeunes artistes américains y profitent de bourses d’étude. 7 - L’expressionnisme abstrait à l’anglaise , semble vouloir démontrer l’échec relatif de l’école de St Ives. 8 - L’abstraction comme utopie rustique : Supports/Surfaces et le modèle rural où de Chassey démontre - de manière inattendue - comment les émules de Viallat sont des ouvriers agricoles de la seconde école de Paris. A travers cette suite d’articles, De Chassey entend faire jouer deux focales (donc avec deux perspectives centrales) une focale courte, nette et précise, avec une grande profondeur de champ qui décrit le panorama national (le plus souvent français), et une focale longue nette (mais cernée de flou) sans profondeur de champ, transnationale lié au style, en particulier l’expressionnisme abstrait qu’il considère comme le style universel international de l’après guerre et des années 50. Il se situe ainsi d’une part dans le prolongement de la proposition de Bernard Dorival et de l’exposition de 1946 du Whitney Museum de New York « Peintures en France 1939-1946 » qui tentait de démontrer l’existence d’un expressionnisme français combinaison de cubisme, de fauvisme et de surréalisme, et dont Clement Greenberg, élève de Hans Hofmann (membre des RN), en refusait les prémices dans une célèbre critique, d’autre part dans le prolongement de l’article de 1950 de “Charles Estienne : l’abstraction est-il un académisme ?” qui mit fin, comme nous le savons, à la première période du Salon des Réalités Nouvelles, financé par Peggy Guggenheim et une subvention du plan Marshall !

La dialecte de la double focale permet à l’auteur de présenter de manière dynamique le panorama de l’abstraction, d’en offrir une cartographie avec ses évolutions et ses arborescences de mouvements successifs ; depuis la scène artistique de l’abstraction lyrique, en passant par l’éphémère impressionnisme abstrait de Lawrence Alloway et/ou l’expressionnisme abstrait qu’il veut présenter ici à Paris, là à New York. L’analyse des styles des œuvres françaises, que propose De Chassey, est précise, à partir de la grille cubiste, celles de Manessier Bazaine Bissière est particulièrement bien vue, tout autant que le primitivisme de Atlan, le témoignage chez Debré et Fautrier, la construction chez De Stael, le Geste chez Hartung et le Non-geste chez Soulages,, le paysagisme chez Viera da Silva, Zack, et Zao Wu Ki, ainsi qu’une esthétique des ruines, autour de Marfaing, Degottex ou Hantai, le ruralisme de Support-Surface. De Chassey démontre la grande diversité d’une seconde école de Paris, faite de peintres venus d’Allemagne, d’Argentine, Brésil, d’Espagne, d’Italie, de Suède… etc .

Nous retrouvons alors décrit cette scène parisienne en un vaste panorama, de manière remarquable avec ses enjeux et ses artistes qui, nous le précisons, exposaient quasiment tous au Salon des Réalités Nouvelles de 1950 à 2000, véritable gardien du temple de l’abstraction. Le livre de De Chassey donne alors, à revivre les débats animés et violents des jurys du salon des Réalités Nouvelles des années 50 et 60 (sans avoir eu accès aux archives des RN !), et bien que ni Auguste Herbin ni Sonia Delaunay ne soient jamais cité.

Nous le savons bien le jury a refusé de nombreux artistes et nombres d’œuvres ont été recalés… parmi les fameuses une d’ Ellsworth Kelly, une œuvre de Loebdell qui a, bien sûr, été traité de “Porcherie… ou de Merde”… Yves Klein (dont les deux parents étaient au comité) a aussi été refusé C’est la Vie ! La vie d’artiste ! Des engueulades homériques et le ridicule des mots excessifs ! Les salons sont des lieux aussi de conflits ! Mais les œuvres des artistes acceptés ou refusés, ont été regardées et discutées, comme on peut le voir et le lire dans les bons souvenirs que Carmen Herrera conserve des RN. œuvres jugées violemment peut-être, aussi injustement que maladroitement sans doute. Mais les artistes français ne sont pas forcément des intellectuels.

Et de ce point de vue l’école de New York fut bien plus philosophique et réflexive ; d’ailleurs Greenberg n’a-t-il pas lui même été caricaturé en un moine byzantin “Montagne Verte” par Tom Wolfe ! Et dans un chapitre très réjouissant, De Chassey montre les nombreux échanges et les liens qui unirent dans les années 1950 les jeunes artistes étudiants américains et français à Paris en particulier autour de Matisse et des soirées parisiennes de Georges Duthuit ! Mais il n’y avait pas à Paris de conférences de peintres comme le faisaient les peintres new-yorkais au Club qui travaillaient durs la théorie de l’art ! Peut-être à trop vouloir résumer les peintres de l’abstraction lyrique à un expressionnisme abstrait parisien pendant de celui de New York, il soumet ceux-ci à ceux-là, alors que De Chassey dénonce justement le syndrôme de la “rivalité mimétique” d’une école de Paris, focalisé pour ne pas dire obnubilé par une école new yorkaise naissante, fière et ayant soi-disant “voler l’idée d’art moderne” suivant le fameux mot de Serge Guilbaut. Certes la distinction communément admise chez les historiens de l’art entre Jean-Paul Riopelle, canadien vivant à Paris relevant de l’Ecole de Paris et Joan Mitchell, américaine vivant à Paris relevant elle de l’Ecole de New York alors qu’ils étaient mari et femme, travaillant dans le même atelier parisien, est vraiment un pur jeu d’esprit pour le moins étrange. Comme De Chassey le démontre les peintres américains ne vivaient pas en vase clos à Paris hors-sol et nous ajouterons que nombres d’artistes des Réalités Nouvelles étaient aussi membre de l’association AAA : American Abstracts Artists de New York. Les artistes français les estimaient ou les détestaient, voire les considéraient comme des envahisseurs (le fameux “Ce n’est pas pour nous”). Mais le problème de la langue fut essentiel comme le démontre le cas de l’école anglaise de St Ives (qui exposait tous au RN également), dont les membres à travers le peintre anglais Patrick Heron, francophone, pouvaient lire les critiques américaines et françaises, voire les textes allemands sur l’abstraction, ce que les peintres français ne pouvaient pas faire ! A partir des années 1960, l’édition d’art se déplace de la Suisse francophone à l’anglophone New York. Le marché était aux USA, (tout comme aujourd’hui puisque les règles fiscales n’ont jamais été les mêmes), et de plus nombre d’artistes français travaillaient - essentiellement - pour les dommages de guerre, en particulier les artistes catholiques pour les vitraux d’églises. Mais par exemple Shirley Jaffe a exposé aux Réalités Nouvelles pendant 25 ans, et tous les artistes américains qui sont cités par De Chassey, y ont été invités soit en école nationale, soit individuellement... ! On regrette alors de ne pas suivre plus en avant le cas du peintre Jules Olitski (1922-2007) qui sut passer de l’école de Paris à l’école de New York, ardemment défendu par Greenberg, le critique qui aimait comparer la peinture de Georges Mathieu à celle de Jackson Pollock ou celle de Pierre Soulages à celle de Franz Kline a de la grande cuisine snob contre un simple steak frites ! Et Greenberg défendait par principe le steak frites, et “pis c’est tout ” ! Il reste que dans les années 50 et 60, le panorama français - dans sa singularité idiosyncratique - est profondément divisé entre catholiques et communistes, (voir l’expérience de Motherwell aux RN et son commentaire), par la décolonisation ( les peintres abstraits français et algériens réunis autour de Marcel Camus), par l’existentialisme ... La notion d’”événement”, introduite par Motherwell, la notion d’”Action”, par Rosenberg, le “all-over” de Greenberg, etc… introduisent ainsi des différences de concepts fondamentales entre les différents acteurs d’une même époque.

“L’abstraction avec ou sans raisons” est un livre riche, réjouissant, dynamique, qui questionne les enjeux historiques d’une scène artistique abstraite parisiennne des années 1950 et 1960, qui trouve son prolongement dans les œuvres contemporaines de Callum Innes, Piffaretti, Viallat ou Schnabel… et de tant d’autres dans et hors du Salon des Réalités Nouvelles.


A lire donc, impérativement, pour tous les exposants, amis et membres des Réalités Nouvelles.