lundi 30 octobre 2023

Colloque IA versus RN - Jennifer Bernstein : Les aventures à Paris de Frédo, Ellsworth & Ralph ... (V/VII)

 Colloque 2023 Salon des Réalités Nouvelles


Samedi 21 octobre 2023

Jennifer Bernstein, diplômée en histoire de l'art de Harvard, éditrice indépendante, notamment pour le MET, Metropolitan Museum of New York, Whitney Museum of American Art, Jewish Museum New York ; Hirshhorn Museum and Phillips Collection Washington, DC ; Museo del Prado, Madrid, Espagne et Israel Museum, ainsi que pour les galeries Hauser & Wirth et James Cohan. Fondatrice en 2007 de Tenacious Editorial, elle nous présente les différentes problématiques auxquelles ses recherches sur les Réalités Nouvelles et Fredo Sidès l'ont menée jusqu'à nous.


Les aventures à Paris de Frédo, Ellsworth & Ralph ...

 par Jennifer Bernstein, Brooklyn, New York.


En février prochain, la Grey Art Gallery de New York University présentera enfin l'exposition Americans in Paris : Artists Working in Postwar France, 1946–1962. Je dis «enfin» car le catalogue de l'exposition a été imprimé au printemps 2022, après environ deux ans de préparation. Habituellement, un catalogue sort d'impression juste à temps pour le vernissage, mais dans ce cas, l'exposition a dû être reportée à plus tard pour tenir compte de la décision de l’université de construire un tout nouveau bâtiment pour le musée à quelques rues de son emplacement d’origine. En effet, le musée se déplace vers l'est – dans la même direction que les artistes, présentés dans l'exposition, ont pris lorsque certains d’entre eux fraîchement libérés des obligations militaires de la Seconde Guerre mondiale, ont repris leur route à travers l'océan Atlantique pour retourner en Europe, cette fois pacifiquement, pour s'installer à Paris et y passer un an ou plus, à créer de l'art et à l'exposer dans les nombreuses galeries de la ville et expositions annuelles appelées «Salons». Ces derniers comprenaient le Salon des Indépendants, le Salon d’Automne, où exposa le peintre africain-américain Ed Clark en 1953, le Salon de Mai, le Salon de la Jeune Sculpture et le Salon de la Jeune Peinture, le Salon «Comparaisons» et enfin, le Salon des Réalités Nouvelles.


Je suis éditrice-correctrice et j'ai une formation en histoire de l'art.  Les livres que j’édite sont presque exclusivement des catalogues d’expositions pour les musées. Le catalogue Americans in Paris était mon deuxième grand projet pour le Grey Museum. Jusqu’en avril 2021, date à laquelle j’ai reçu pour la première fois le manuscrit de l’essai principal du livre, je n’avais jamais vu ni entendu parler du nom de Frédo Sidès. Dans ce manuscrit original, Sidès était appelé «A. Frédo-Sidès», avec un trait d'union, et il était simplement identifié comme le directeur du Salon des Réalités Nouvelles, une entité que je ne connaissais que vaguement. En tant qu' éditrice scrupuleuse, je vérifie toujours l’orthographe de tous les noms personnels qui apparaissent dans les manuscrits et j’essaie de confirmer par d’autres données biographiques de base, et je peux généralement le faire assez facilement en consultant des sources réputées en ligne. Mais pour Sidès, je n’ai pratiquement rien trouvé. Au contraire, j'ai trouvé trop d'orthographes différentes de son nom, et aucune information sur sa biographie. J'étais intriguée, en partie parce que je ne pouvais pas imaginer quel genre de nom «Frédo Sidès», ou même simplement «Sidès», pouvait être. Je ne l'ai pas reconnu pour le nom de famille juif séfarade que je connais maintenant. Je pensais que ce pouvait être un pseudonyme, un jeu de mots ou une blague que je ne pourrai jamais décoder. Apparemment, je ne suis pas seule, car une source aussi vénérable que le Bénézit (Le Dictionnaire des Artistes Célèbres débuté en 1911) fait référence à «Frédo-Sidès» comme à un groupe auquel appartenait le peintre français Georges Folmer. (Folmer était secrétaire du SRN à la fin des années 1950).


Au cours des mois suivants, alors que je continuais à travailler sur ce manuscrit et sur d’autres manuscrits du projet Grey, je me suis lancée dans une nouvelle recherche, secondaire, dans mes recherches sur Frédo Sidès. Mon premier coup de chance a été de rencontrer Erik Levesque. Le 12 mai 2021, après avoir découvert en ligne son fantastique projet «Les Cahiers des Réalités Nouvelles», j'ai écrit et demandé si les rédacteurs des Cahiers avaient d'autres informations sur Sidès. J’ai eu une réponse d’Erik le lendemain, et il a eu la gentillesse de partager tout ce qu’il savait sur Sidès à ce moment-là, ce n’était pas grand chose. Il a depuis écrit une biographie très impressionnante de l’objet de notre obsession mutuelle, comme vous le savez tous. En raison de mon occupation au quotidien et de diverses autres responsabilités et distractions, je n'ai pu planifier une visite dans les différentes archives françaises où je pourrais essayer de suivre Erik en matière de «Frédo Facts» découverts. Ce que j’ai fait, c’est lire énormément sur Salonique – l’actuelle Thessaloniki, où Sidès est né en 1882, alors qu’elle faisait encore partie de l’Empire Ottoman. J’ai beaucoup lu sur Sonia Delaunay, dont la relation avec Sidès était complexe et confuse – ils semblent s’être comportés l’un envers l’autre un peu comme des «meilleurs ennemis», ce qu’on pourrait appeler, en argot américain, des «frenemies». Et j'ai lu un peu sur le monde de l'art français entre les guerres, pendant Vichy et l'Occupation.

Pour cette séance d'aujourd'hui, j'avais prévu de continuer à parler de Sidès, de discuter de sa carrière fascinante et diversifiée dans le monde de l’art, de ses activités insolites pendant la Seconde Guerre mondiale, et de spéculer sur les raisons pour lesquelles il s'est tourné vers l'art abstrait alors qu'il avait passé la majeure partie de sa vie à poursuivre une sorte d' éclectisme mondain, très éloigné de l'objectif et de la mission résolue du Salon des Réalités Nouvelles. Ensuite, j'ai regardé de plus près, avec attention du colloque d'aujourd'hui et j'ai remarqué pour la première fois le thème – intelligence artificielle, intelligence collective, collaboration, et ainsi de suite – et j'ai décidé que je ferais aussi bien de me conformer à la demande initiale d'Erik de traiter des artistes américains au Salon des Réalités Nouvelles, car il existe de merveilleux exemples d'artistes américains qui ont participé aux premières années du Salon et dont les œuvres abordent de front certains aspects du thème d'aujourd'hui. Les artistes auxquels je pense particulièrement sont deux amis proches, dont l'un est devenu très célèbre : Ellsworth Kelly ; et dont l’autre n’a commencé que récemment à recevoir l’attention des spécialistes pour ses œuvres innovantes et imaginatives de la fin des années 1940 et des années 1950 : Ralph Coburn. Tous deux exposaient au sixième Salon des Réalités Nouvelles en 1951, et les idées et les procédures explorées par les deux hommes à cette époque ont une résonance à la fois pour l’art numérique et l’art participatif. La plupart des informations que je partagerai ici s’appuient sur les recherches indispensables de Debra Bricker Balken pour son essai principal dans le catalogue Americans in Paris que j’ai révisé et édité,  ainsi que sur la thèse fondamentale de Domitille d’Orgeval sur les premières années du Salon des Réalités Nouvelles soutenue à la Sorbonne en 2007.



 

Ellsworth Kelly (1923–2015)
Photo : Sebastian Kim pour Interview, 2011


 

Ralph Coburn (1923–2018).
Capture d'écran vidéo de « The Color of Light—Ralph Coburn : A Shy Pioneer », 1623 Studios, 2021,

Ellsworth Kelly s'installe à Paris en 1948 grâce au Servicemen's Readjustment Act de 1944, mieux connu sous le nom de «G.I. Bill». Cette loi du Congrès des États-Unis a fourni à tous les anciens combattants américains de la guerre des bourses pour les aider à obtenir des emprunts pour acheter une maison ou créer une entreprise ou, comme c'est plus pertinent ici, pour fréquenter une université ou une école professionnelle dans le pays ou à l'étranger. Kelly avait été membre du 603e Camouflage Engineer Batallion de l'armée américaine, dont la mission était de créer des diversions et des illusions pour tromper l'ennemi. Coburn, qui s'était inscrit en 1941 au programme d'architecture du Massachusetts Instiute of Technology, mieux connu sous le nom de «MIT», fut rejeté du service actif en raison de sa mauvaise vue, mais travailla pour l'Air Force à Miami en tant que dessinateur, réalisant des dessins mécaniques, puis pour une entreprise de Boston qui fabriqua peut-être (ou non) des composants pour la bombe atomique. Après la guerre, Kelly vécut six ans en France. Coburn est resté basé à Boston mais a effectué de longs voyages répétés en Europe à la fois pour rendre visite à Kelly à Paris et pour voyager dans d'autres régions de France, comme à Sanary-sur-Mer sur la Riviera. Kelly s'était inscrit à l'École des Beaux-Arts de Paris, comme il devait le faire pour recevoir les G.I. bénéfices, mais il ne prenait pas les cours du tout au sérieux : l’essentiel de son développement artistique et de celui de Coburn résultait de leur immersion dans la culture parisienne et des relations qu’ils nouaient avec d’autres artistes et avec certains critiques.

 

Coburn and Kelly, vers 1950.
Capture d'écran vidéo de « Kelly at the Blanton : Kelly in France, » Blanton Museum of Art, Austin, TX, 2019,

L'une des expériences formatrices en France pour les deux artistes fut leur rencontre avec Jean Arp, à qui Kelly avait été présentée par le critique Michel Seuphor. En février 1950, Kelly et Coburn acceptèrent une invitation de l'artiste plus âgé à visiter son atelier à Meudon, en périphérie parisienne. Les deux américains avaient déjà essayé la technique surréaliste du dessin automatique, mais ce sont les collages de papier déchiré qu'ils ont vus lors de cette visite qui ont solidifié leur attachement aux opérations aléatoires et aux processus arbitraires comme principe directeur de leur art. 

L'histoire d'origine des collages de Arp est qu'il les a réalisés en laissant tomber des morceaux de  déchiré de sa hauteur, puis en les collant à la  place précise là où ils étaient tombés. Que l'on croit ou non qu'aucun ajustement n'ait été apporté, il ne fait aucun doute que le hasard a joué un rôle essentiel dans la création de ces œuvres. Soit dit en passant : Arp était, bien sûr, l'une des sommités pionnières de l'abstraction dont les œuvres ont été exposés et célébrés lors des premières éditions du Salon des Réalités Nouvelles, et il a également été impliqué dans la fondation du Salon et a siégé à son comité directeur jusqu'à 1949. De plus, certains des collages que Kelly et Coburn ont vus dans l'atelier de Arp pourraient être ceux constitués de dessins réalisés par l'artiste et sa défunte épouse, Sophie Taueber-Arp, ensemble, que Arp a ensuite déchiré et reconstitué, soi-disant au hasard, dans de nouveaux œuvres. Il s’agit d’un exemple assez poignant de la collaboration et du hasard qui influencent le processus artistique.

Jean (Hans) Arp (1886–1966). 
Sans-Titre, 
(Collage avec des carrés disposés selon les lois du hasard), 1916–17. Papier déchiré et collé sur papier, 48,5 x 34,6 cm. The Museum of Modern Art, New York (inv. 457.1937). © 2023 Artists Rights Society (ARS), New York/VG Bild-Kunst, Bonn.


Ellsworth Kelly s'est appuyé sur le hasard de plusieurs manières au début de sa carrière. L'un des exemples les plus frappants est sa série de collages intitulée Spectrum Colors Arranged by Chance, réalisée en 1951. Pour ces œuvres, Kelly a acheté des paquets de papier gomme dans une boutique parisienne ; attribué un numéro pour chacune des 18 couleurs du papier; découpé les feuilles de papier en petits carrés uniformes ; puis il a dessiné une grille sur une plus grande feuille de papier. Ensuite il a tiré  d’un chapeau les nombres, qu'il notait à chaque carreau, et enfin il a collé tous les carrés adhésifs d’une couleur sur les carrés correspondants de la grille, suivis de tous ceux d’une autre couleur, jusqu’à avoir appliqué toutes ses 18 couleurs.

Le résultat était huit collages, tous (sauf un) d'environ 100 centimètres carrés, dans lesquels une dispersion de carrés colorés apparaît sur un fond noir ou ivoire ou qui remplit entièrement la surface. Kelly a affirmé qu'il avait utilisé une opération aléatoire différente pour chacun des huit collages. Comme pour Arp, Kelly a peut-être exercé un degré de contrôle légèrement plus serré à celui que l’on verrait dans une expérience purement probabiliste ; l'artiste s'imposait parfois des contraintes sur le nombre de carrés d’une ligne particulière de la grille à remplir ou à laisser vide, par exemple. En tout cas, le rapport entre une œuvre comme celle-ci et les mathématiques ou la programmation est évident. L’idée de Kelly, sa volonté ferme, à ce stade de sa carrière, était de retirer toute subjectivité de son art. Pourtant, comme l'a souligné Yves-Alain Bois, «la quête initiale d'impersonnalité de Kelly a finalement échoué : rien n'est plus reconnaissable qu'une de ses œuvres, et rien n'est plus singulier que ce qu'il a choisi comme faire-valoir pour son art dans le spectacle du monde dans son ensemble.» Est-ce trop spéculé, à ce stade, de souligner que l’une des questions brûlantes autour de l’intelligence artificielle est de savoir si les IA, les «esprits» informatisés créés grâce au codage numérique, pourront un jour atteindre une véritable «subjectivité»?


 

Ellsworth Kelly (1923–2015). Spectrum Colors Arranged by Chance II, 1951. 
Papier couché adhésif découpé et collé sur 4 feuilles de papier, 97,2 x 97,2 cm. 
The Museum of Modern Art, New York (inv. 500.1997). © 2023 Ellsworth Kelly


Passons maintenant à Ralph Coburn. C'est dommage qu'il soit si peu connu. Cela s'explique en partie par le fait qu'il a exercé une véritable métier alimentaire pendant la majeure partie de sa vie d'adulte : en 1957, il a commencé à travailler comme designer graphique à l'Office of Publications du MIT, l'université où il avait abandonné ses études en 1946, sans terminer son diplôme d'architecture. Il a travaillé au MIT pendant trente ans en concevant des affiches, des brochures, des périodiques, etc., et avec ses collègues, il a eu un immense impact sur le graphisme américain, en introduisant une esthétique minimaliste et en utilisant la typographie de manière nouvelle et innovante. Il a continué à peindre pendant ses années de travail et, à ma connaissance, jusqu'à sa mort en 2018, à l'âge de quatre-vingt-quinze ans.

 

Ralph Coburn (1923–2018). Orange and White Participatory Composition, ca. 1950. Peinture à l'huile sur 4 panneaux de toile, 50,8 x 40,6 cm. David Hall Gallery, Wellesley, MA


Comme je l’ai déjà mentionné, à la fin des années 1940 et au début des années 1950, Kelly et Coburn s’intéressaient aux opérations fortuites. Mais Coburn a rapidement développé une nouvelle tournure du concept, presque une inversion de celui-ci : non pas le hasard, mais par le «choix». À partir de 1949, Coburn réalise des œuvres composées de plusieurs petits panneaux ou toiles contenus dans un seul cadre rectangulaire, une grille ou une structure orthogonale irrégulière. Les titres de ces œuvres contenaient généralement l’une des deux expressions suivantes : «Arranged by choice» ou «Participatory Composition» – et parfois les deux. L'implication est évidente, et c'est exactement ce que vous pensez : Coburn invitait le spectateur de l'œuvre à mélanger les panneaux individuels pour arriver à une composition globale qui lui plaisait. C’était une idée vraiment radicale : collaborer avec d’autres artistes, avec des pairs de votre entourage proche, c’est une chose, mais étendre ce privilège au spectateur arbitraire et non accrédité, c’est quelque chose de complètement différent. De toute évidence,
ce geste anticipait ni les développements ultérieurs de la performance artistique et de l’art conceptuel, comme les « Happenings » des années 1960. (D'ailleurs, j'appelle cela un « geste » parce que je ne crois pas que les éléments étaient réellement mobiles lorsqu'une de ces œuvres de Coburn était exposée ; l'idée était que chaque fois que l’œuvre était présentée au public, la configuration pourrait être différente, et Coburn n'a pas prétendu avoir autorité sur cette configuration.) 

Le moment semble maintenant opportun pour mentionner qu'une des œuvres exposées par Ellsworth Kelly au Salon des Réalités Nouvelles en 1951 était intitulée La Combe I : En collaboration avec une jeune fille de douze ans. Parlez de céder une partie de son autorité à une entité instable et imprévisible !
Les gestes de Coburn résonnaient en ce sens également avec les œuvres contemporaines de deux autres américains qui vivaient à Paris ces années-là et qui séjournaient effectivement, pendant un certain temps, dans le même hôtel qu’Ellsworth Kelly : John Cage et Merce Cunningham. Les compositions musicales de Cage de cete période et de plus tard, basées sur des opérations accidentelles et fortuites sont bien connues, tout comme ses performances dépendant de la participation du public. En 1951, Cage reçut son premier exemplaire du I Ching, l'ancien manuel de divination chinois composé de soixante-quatre hexagrammes dont les significations divinatoires sont accessibles en tirant à pile ou face. À partir de ce moment-là, Cage a utilisé le I Ching pour composer une myriade de morceaux de musique, en consultant le manuel pour déterminer les notes, les durées, la dynamique, et ainsi de suite. En 1975, il avait commencé à utiliser une version informatisée du I Ching, plutôt que de lancer physiquement des pièces de monnaie. Il est tentant d’imaginer ce que Cage aurait fait de ChatGPT—comment il l’aurait utilisé. Et si vous me le permettez un instant : la ressemblance visuelle entre la grille d’hexagrammes du I Ching, ci-dessous à gauche, et certaines œuvres participatives de Ralph Coburn, comme Blue White Green (ca. 1950), à droite, est frappante.



à gauche planche du I Ching reproduite dans Mathematics Magazine 76, n°4 (octobre 2003) p.280.
et à droite Ralph Coburn (1923–2018). Blue White Green, ca. 1950. Huile sur toile, 102,9 x 213,4 cm. Museum of Fine Arts, Boston (inv. 2008.39.1-35)


Pour conclure, nous pouvons facilement voir comment les Spectrum collages de Kelly, évoqués plus haut, et les peintures Arranged by Choice de Coburn se rapportent non seulement au hasard et à l’imprévisibilité, mais aussi au pixel, pierre angulaire incontournable de tous les médias informatiques et de l'art numérique en particulier. Les deux séries d’œuvres peuvent également être très facilement et incontestablement qualifiées d’«abstraites». Cependant – pour revenir à Frédo Sidès et aux premières années du Salon de Réalités Nouvelles – la définition et le sens de l'art abstrait étaient très en jeu à l'époque où Kelly et Coburn réalisaient ces œuvres. Dans les statuts originaux du Salon, Sidès et ses collègues affirmaient que la raison d’être de l’organisation était d’exposer des œuvres d’art «totalement dégagée[s] de la vision directe et de l’interprétation de la nature». Dans le manifeste rédigé par Auguste Herbin et Félix del Marle en 1948, l’art abstrait est défini comme étant «sans lien avec le monde des apparences extérieures». En effet, selon l'artiste belge Jo Delahaut, Herbin allait jusqu'à parcourir l'exposition au moment de l’accrochage en cherchant même «un soupçon d'objectivation, une figuration camouflée lui apparaissait comme autant de péchés capitaux dont il fallait se garder ; "C'est un faux, c'est un faux, s'écria-t-il, il n'a rien compris!" . . . Puis, certain d'avoir conjuré un grand péril, il reprenait la tâche qu'il avait entreprise : imposer un art abstrait "non objectif", un art comme le sien, sans demi-mesure, sans compromis, sans capitulation, sans concession.»

Cependant, ni Ellsworth Kelly ni Ralph Coburn n’auraient jamais accepté cette définition ni signé un tel manifeste. Les deux artistes se consacraient à l’observation attentive et approfondie du monde qui les entourait, qu’il s’agisse de la nature ou de l’environnement bâti, et leurs abstractions restaient très ancrées dans les «apparences extérieures». Les collages Spectrum de Kelly, par exemple, sont nés d'un exercice antérieur en noir et blanc, une peinture dans laquelle l’artiste utilisait des procédures aléatoires pour imiter l'apparence de la lumière vacillante à la surface de la Seine, qu'il observait en traversant le pont vers son hôtel sur l'Île-St Louis la nuit. Dans ce cas, il a également sorti des chiffres d’un chapeau pour décider quels carrés d’une grille horizontale peindre en noir et lesquels laisser en blanc. Vraisemblablement, Herbin aurait désapprouvé.


 

Ellworth Kelly (1923–2015). Seine, 1951.
Peinture à l'huile sur bois, 41,9 x 114,9 cm. Philadelphia Museum of Art (inv. 2008-228-1)

Coburn a également réalisé des dessins et des peintures qui distillent l'environnement parisien en formes abstraites. Cela n’est guère surprenant, compte tenu de sa formation en architecture et de son expérience du dessin mécanique, dans lequel on réduit systématiquement les objets tridimensionnels en deux dimensions de la manière la plus lisible possible. On peut certainement se demander si les œuvres montrées ci-dessous et sur la page suivante sont entièrement «lisibles» de cette manière ou de toute autre manière, mais leur genèse dans les vues inédites et inspirantes d'un Paris récemment libéré ne peut être nié.

Ralph Coburn (1923–2018). Paris View, 1949.
Encre sur papier, 21,3 x 26,7 cm. David Hall Gallery, Wellesley, MA




 


Ralph Coburn (1923–2018). Paris Building Distillation, 1950. 
Peinture à l'huile sur panneau de bois enduite finement de gesso, 
58,4 x 48,3cm. David Hall Gallery, Wellesley, MA

Jennifer Bernstein

jeudi 26 octobre 2023

Colloque IA versus RN - David V. Feldman partage sa démarche - (IV/VII)

Lors du colloque du 21 octobre 2023, à l'espace Commines, « Apologie de la coproduction comme intelligence collective. Qu’est-ce que l’IA peut ne pas nous prendre ? » le musicien, informaticien et mathématicien américain David Victor Feldman professeur de mathématiques à l'Université du New Hampshire nous a fait part de quelques remarques et explicité sa propre démarche artistique.
Nous la présentons en bilingue français puis en anglais.
 
David Feldman en visio lors du Colloque au Salon des Réalités Nouvelles


Quelques Remarques
par
David Feldman

Le test de Turing pour l’intelligence artificielle est ingénieux au moins à deux égards. Premièrement, la formulation du test contourne complètement tout besoin de définition ou même de simple caractérisation de l’intelligence en elle-même. Deuxièmement, la formulation du test évite l'écueil de supposer que les autres personnes reconnaissent l'intelligence lorsque nous la reconnaissons (en tant qu'interlocuteur, et non en tant que tiers).

En effet, dès que des ordinateurs fonctionnels sont apparus, ceux-ci ont effectué des tâches (telles que des calculs complexes ou la résolution d’énigmes logiques) qui semblaient autrefois le domaine exclusif de la plus haute intelligence. Les observateurs avertis n’ont pas jugé que les machines possédaient de l’intelligence (et encore moins une intelligence élevée) ; au contraire, chaque nouveau succès a rendu moindre la pertinence des défis eux-mêmes. S’il semblait autrefois miraculeux qu’un ordinateur puisse  jouer aux échecs, bientôt n’importe quel enfant brillant pourra coder un tel programme.  Si plus tard il sembla miraculeux que les ordinateurs puissent battre les grands maîtres d'échecs, les experts ont rapidement corrigé en décrivant cela comme de la « force brute ».  

Les ordinateurs sont d’abord devenus performants dans les tâches que le cerveau humain accomplit généralement mal, en particulier : stocker et récupérer d’énormes quantités d’informations ; et exécuter des procédures précisément spécifiées avec une grande rapidité. Comme les humains eux-mêmes n'accomplissent généralement pas bien ces tâches, le fait que des machines les accomplissant bien, ne peut démontrer que ces machines possèdent une intelligence (de type humain). La question se pose donc ainsi : quel type de percée peut potentiellement nous faire changer d’avis sur les machines elles-mêmes et non à travers les défis qu'elles surmontent ?

Pendant longtemps, les schémas de l’intelligence humaine ont semblé liés à la communication en langage naturel, à la reconnaissance des formes et à la création artistique. Pour certains observateurs, les avancées récentes dans ces domaines signifient que le domaine de l’intelligence artificielle a franchi un seuil critique. Pourtant, aucune machine n’a réussi le test de Turing. Les chatbots, par exemple, même s'ils font des choses remarquables ; mais engagez la conversation pendant un petit moment, vous saurez que vous n'avez pas d'être humain de l'autre côté de l'interface. En effet, vous finirez par ressentir la vacuité frappante des réponses. Les personnes qui codent les chatbots, et même les personnes les plus honnêtes qui les vendent, veulent que vous sachiez que les chatbots ne pensent pas. Les chatbots enchaînent simplement les mots en fonction de probabilités dérivées de la façon dont les gens ont enchaîné les mots dans le passé. C’est incroyable que cela fonctionne si bien, mais cela ne fonctionne aussi bien que çà. La logique du chatbot ressemble à la logique du rêve, un flux d’associations associé à un sens à court terme, mais qui finit par dériver vers une confusion dénuée de sens.

Mais qu’en est-il de l’art ? Les gens font des images. Des programmes comme Stable Diffusion peuvent produire des images. Stable Diffusion s'appuie sur une base de données d'art créé par l'homme ; mais une grande partie de l’art créé par l’homme repose également sur  l'art des prédécesseurs, comme le soulignent sans relâche les historiens de l’art.  

Eh bien, tout comme pour les échecs, les machines qui se lancent dans la création artistique nous obligent à nous demander de manière critique ce que font les artistes lorsqu’ils créent.

Alors que nous avons tendance à penser l'art en termes d'objets [y compris les performances] (donc les dessins, les peintures, les sculptures, les compositions musicales, les danses, les pièces de théâtre, etc.), la véritable action de tout artiste consiste dans les expériences que ces objets offrent à ceux qui les regardent. Les artistes importants produisent un ensemble d’œuvres censées offrir une expérience précieuse d'une nature nouvelle. Mais il existe une tension intrinsèque entre la qualité et la nouveauté et peu d’artistes parviennent à projeter les deux, surtout sur le long terme. La navigation dans la tension entre qualité et nouveauté se déroule lentement et de manière dynamique au cours d’une vie. Le public est conscient des tics ou est fatigué de percevoir la répétition. La nouveauté a tendance à s’estomper et se révèle aussi souvent comme une illusion (car peu de spectateurs maîtrisent tous les précédents pertinents). Il faut généralement le collectif social pour organiser l'ensemble.

Ainsi, des programmes comme Stable Diffusion n’imitent désormais qu’une infime fraction de ce que font les artistes humains intéressants. Peut-être que l’avenir verra les réseaux neuronaux s’entraîner sur des œuvres entières (plutôt que sur telles images ou tels objets) dans le but de simuler les stratégies qui pourraient en faire les prochains Warhol, Hockney, Eliasson ou Kusama. Mais même si cela réussissait, cela ne ferait sans doute que modifier le système de valeurs qui anime le monde de l’art, dans une sorte de régression vers la moyenne.

En attendant, je considère (les applications comme ) Stable Diffusion non pas comme des artistes artificiels, mais plutôt comme produisant des œuvres électroniques d'art interactif sous forme ouverte ou comme un outil atteignant réellement une intelligence indicative.


David Feldman intervient depuis les USA, en visio
Carol-Ann Braun le traduit en simultanée.

Ainsi, de mon point de vue, notre (avec Carol-Ann Braun) projet a effectivement utilisé Stable Diffusion comme un simple outil et nous avons trouvé son résultat brut insuffisant. De par sa conception, Stable Diffusion prend des ordres écrits et les transforme en images figuratives. Pousser Stable Diffusion pour créer un art non objectif a révélé sa faiblesse.

Les thèmes de la simplicité et de la complexité traversent toute l’histoire de l’art non objectif. Lorsque les artistes travaillent avec simplicité, ils visent à faire en sorte que quelques décisions évidentes soient parfaitement lisibles. Sans ce genre de jugement, l’art simple n'est qu'ennui.

Quand les artistes travaillent avec la complexité, ils cherchent à créer une cohérence globale inattendue. S'il manque de cohérence, l’art complexe apparaît comme un désordre. 

Dans le domaine de l'art non-objectif, les images rapides de Stable Diffusion se dirigent vers le simple et l'ennui.

La possibilité de combiner d’une manière ou d’une autre, plusieurs images m’a donné l’opportunité d’en augmenter la complexité et la tension. J'ai réalisé que je pouvais atteindre la cohérence en utilisant encore une autre image de sortie comme dispositif d'organisation invisible.  

Mon algorithme était la simplicité même et pouvait difficilement être considéré comme une «intelligence artificielle ».  

Après avoir sélectionné quatre ou cinq images à mélanger, et une de plus comme organisateur, l'ordinateur a simplement choisi, pixel par pixel, la couleur des images source la plus proche de la couleur correspondante de la source. Du coup, on ressent la présence et la logique de toutes les images sources se réunissant dans une sorte de contrepoint visuel. Mais plutôt que de générer un collage aléatoire, la logique de l’image organisatrice rassemble de manière reconnaissable l’ensemble du résultat (même si aucun pixel de l’image organisatrice n’apparaît dans le résultat).  

Faire la distinction entre art et artisanat signifie considérer les objets comme des traces d’exploration et d’invention plutôt que comme une simple exécution habile d’un plan déterminé. Plutôt que simplement exprimer un sens (ou évoquer un sentiment), l’exploration permet à un sens/un sentiment d’émerger. Même si mon algorithme n’explore ni n’invente, le résultat suggère à mes yeux ce genre d’apparition.

Trad. Erik Levesque

Pour découvrir les œuvres musicales et plastiques de David Feldman, or to see David Feldman's works : https://soundcloud.com/david-victor-feldman


 
Some Remarks
by David Feldman

The Turing test for artificial intelligence is ingenious in at least two ways. First, the formulation of the test entirely bypasses any need for defining or every merely characterizing intelligence itself.  Second, the test's formulation avoids the pitfall of just assuming that people will just know intelligence when we see it (as second, not third parties).

Indeed, as soon as working computers came on the scene, computers performed tasks (such as complex calculations or logical puzzle solving) that once seemed the exclusive domain of high intelligence.   Sophisticated observers did not judge the machines to possess intelligence (much less high intelligence); rather each new success downgraded the relevance of the challenges themselves.  If it once seemed miraculous that a computer could even play chess at all, soon any bright kid could code such a program; if later it seemed miraculous that computers could beat chess grandmasters, experts rapidly dismissed that as "brute force."   Computers first got good at exactly the tasks human brains generally do badly, in particular: storing and retrieving massive amounts of information; and executing precisely specified procedures with great speed.   As people themselves don't generally do these tasks well, machines doing them well can't mark machines as possessing human(-like) intelligence. So the question arises: what kind of  breakthrough can potentially change our minds about the machines themselves rather than about the challenges the machines master?  

For a long time the gold standards of human intelligence seemed connected to communication in natural language, pattern recognition and creating art.   For some observers, recent strides in these domains mean that the field of artificial intelligence has crossed a critical threshold.   But still, no machine has passed the Turing test.   Chatbots, for example, while they do remarkable things, if you engage one for a little while you will know that you don't have a human being on the other side of the interface.  Indeed you will eventually sense the striking vacuity of the responses.   The people who code chatbots, and even the more honest people who sell them, want you to know that chatbots don't think.  Chatbots simply string words together based on probabilities derived from the way people have strung words together in the past.  Amazing that that works so well, but it also only works just so well.   Chatbot logic resembles dream logic, a flow of associations makes short-term sense, but eventually drifts into meaningless confusion.

But what about art?   People make pictures; programs like Stable Diffusion can produce pictures. Stable Diffusion relies on a database of human-made art; but also much human made art rests on precedent as art historians relentlessly make clear.  

Well, just like with chess, machines stepping into art making will force us to ask critically what people do when people make art.

While we tend to think about art in terms of objects [including performances] (so drawings, paintings, sculptures, musical compositions, dances, plays, etc.) any artist's real product consists in the experiences that these objects afford those who attend to them.  Important artists produce a body of work understood to afford valuable experience of a novel nature.   But there is an intrinsic tension between value and novelty and few artists succeed at projecting both, especially over the long haul.  The navigation of the tension between value and novelty will unfold slowly, and dynamically, over the course of a career. The public constantly sees through gimmicks or tires of perceived repetition.   Novelty tends to fade, and also often reveals itself as an illusion in the first place (because few viewers command all the relevant precedents).  It generally takes the social collective to sort all this out.

So programs the like of Stable Diffusion now only mimic a tiny fraction of what strong human artists do.   Perhaps the future will see neural nets train on whole careers (rather than just on individual images and objects) with the aim of simulating the strategies that could make the next Warhol or Hockney or Eliasson or Kusama.   But even if that happens successfully, doubtless it will only change the system of values that drive the art world in a kind of regression to the mean.

In the meantime, I view the likes of Stable Diffusion not as an artificial artists, but rather either as electronic works of interactive open form art or as a tool actually waiting for a guiding intelligence.

So, on my own view, our project indeed used Stable Diffusion as a mere tool and furthermore, found its raw output wanting.   By design, Stable Diffusion takes verbal prompts and works them into figurative images.  Pushing Stable Diffusion to make non-objective art revealed a weakness.

The themes of simplicity and complexity run through the whole history of non-objective art.  

When working with simplicity, artists aim to make the few manifest decisions count for the maximum.   Minus that kind of judgement, simple art just reads dull.

Working with complexity, artists aim for unexpected global coherence. Lacking coherence, complex art just comes off as a mess.  

In the non-objective realm, the prompt driven images of Stable Diffusion ran towards the simple and dull.  

The commission to somehow combine multiple images gave me the opportunity to increase the complexity and tension.  I realized that I could achieve coherence by using yet another output image as an unseen organizing device.  

My algorithm was simplicity itself and could hardly count as "artificial intelligence."  

Having selected four or five images to blend, and one more as the organizer, the computer simply picked, pixel-by-pixel whatever color from the source images that was closest to the corresponding color of the source.  As a result, one feels the presence and logic of all the source images coming together  in a kind of visual counterpoint.  But rather than generating a random collage, the organizing image's logic recognizably pulls the whole result together (even though not a single pixel of the organizing image appears in the result).  

To distinguish between art and craft means to view objects as traces of exploration and invention rather than mere skillful execution of a determined plan.  Rather than simply expressing meaning (or evoking feeling), exploration allows meaning/feeling to emerge.  While my algorithm certainly doesn't explore or invent, the result suggested to my eye just that sort of emergence.  





 

Colloque IA versus RN - Présentation de RAUS - Une œuvre de Carol-Ann Braun et Alain Longuet (III/VII)

Lors du colloque du 21 octobre 2023, à l'espace Commines, « Apologie de la coproduction comme intelligence collective. Qu’est-ce que l’IA peut ne pas nous prendre ? »  Carol-Ann Braun et Alain Longuet ont pu présenté leur projet Raus.

Carol-Ann Braun, est une artiste multimédia, auteure (avec Annie Gentès) de l’article « La question de l’intermédialité dans les œuvres sur Internet : un héritage fluxien ? » (Persée, 2005), co-commissaire de l’exposition avec une trentaine d’artistes du réseau Réalités Nouvelles montrant leurs expérimentations « en symbiose » avec des outils dotés d’intelligence artificielle.
 
 
RAUS est une œuvre numérique générative 
conçue  et réalisée par
Carol-Ann Braun et Alain Longuet sous le label « B_LONG ».

Portrait semi-cubiste de l’atelier de Carol-Ann Braun, l’œuvre superpose des fragments photographiques aux échelles et motifs disparates, tirés au hasard et assemblés de manière aléatoire grâce à un algorithme codé par Alain Longuet.

 
La procédure évoque le collage, avec une rythmique variable et des effets de transparence délicats. Le spectateur reconnaîtra les motifs qui réapparaissent au fil du temps. Cela dit, chaque composition cède vite la place à une autre. Le pari : que les compositions qui se succèdent à l’écran proposent et maintiennent un sens pictural tout en réservant des surprises formelles inattendues. Rien n’est fixe, le procédé supplante et reconfigure inlassablement "tout". L'œuvre, sans fin, se remet perpétuellement en question.

 
Des captures d’écran individuelles (ou occurrences) peuvent être imprimées. L’alignement d’occurrences permet aussi de représenter la manière dont des motifs émergent du processus pictural au cœur de l’œuvre. Ce montage démantèle la construction de l’image, y compris la part de reconstruction qui revient au spectateur qui la découvre.