Grisé par le bleu, acrylique sur toile, 1m d'envergure, 2016 |
Déplié 3, acrylique sur toile, 40 X40 cm, 2017 |
Pouvez-vous
décrire brièvement votre travail ?
Can
you briefly describe what you do ?
« Personnellement,
je pense qu'il ne restera du vingtième siècle que l 'art construit, Vous voyez,
je suis plutôt optimiste » déclarait en Juillet/Septembre 1996 Aurélie
Nemours. Nous sommes désormais largement engagés dans le vingt et unième
siècle, et, partageant l'avis d'Aurélie Nemours je m'efforce de créer
des œuvres construites, abstraites et géométriques qui rebrassent en permanence
le « trinôme principiel »(1) : forme, rythme et structure.
J’ajouterai à cela la présence dans la couleur d'une texture labyrinthique qui
suggère une dimension spécifique de l'art et de la beauté, selon la philosophie
chinoise ; celle du « caché/manifesté » ou yin-xian (2)
indiquant par là que la beauté d'une œuvre est toujours un advenir ou une
épiphanie, une rencontre entre cette beauté présente et le regard qui la capte
et la révélation de la pensée plastique qui l'anime.
Qu'est-ce
qui vous motive pour créer ?
What
drives you to make work ?
Pour reprendre les
termes de René Passeron (3) ce qui me motive le plus pour créer c'est la
création elle-même ou l'instauration, si chère à Etienne Souriau
(4) dont le mystère reste entier et que
l'on peut résumer ainsi : donner l'existence à un être, qui jusqu'alors,
n'était pas. Ce qui exclue toute copie et toute répétition et oblige sans cesse
à repenser tout le processus créatif. Pour nourrir de telles fins nous puisons
dans le champ des sciences, des lettres et des arts en essayant d'éviter les
écueils de l'illustration, de l'écholalie ou du décoratif.
Pouvez-vous
nous parler de votre pratique au jour le jour ?
Can
you tell us something of your day-to-day practices ?
La fréquentation de l'atelier, éloigné de la ville et du
domicile permet un retrait et un recul indispensables pour une telle pratique.
L'activité plastique proprement dite comporte au moins trois phases
différenciables : conception et fabrication des supports ( bois qui
reçoivent les toiles marouflées), réalisation de très nombreux croquis, dessins
sur des carnets divers qui seront la matière première du choix des toiles
réalisées par la suite. Cette réalisation finale constitue la troisième phase
du travail. Énoncée de cette façon « la faktura » pour reprendre un
terme cher aux artistes russes construits ou constructivistes semble
hiérarchisée de manière relativement classique ; le dessin ordonnant la
suite des opérations. Il n'en est rien, ces trois phases s'alimentent
mutuellement ; la fabrication d'un support ou d'une série de supports peut
générer différentes idées d’œuvres à venir, les rapports colorés d'un tableau
susciteront des idées de formats différents, le jeu des textures labyrinthiques appelleront de nouvelles
organisations plastiques et le dessin sera dès lors tout autant mémoire,
journal que projet, incipit. Même si la réalisation des œuvres impose une
discipline quotidienne avec le travail des couches successives par exemple, le
travail quotidien créatif est lui plus chaotique, il consiste à interroger
journellement l'ensemble des composantes matérielles et intellectuelles de mon
travail plastique que ce soit en lisant, en écrivant, en dessinant, en
conversant, ou encore en balayant et rangeant l'atelier...
Depuis
quand travaillez-vous de cette manière?
How
long have you been working in that way ?
Depuis une
trentaine d'années. J'ai essayé de développer ce travail en parallèle avec une
activité enseignante Les deux se sont
parfois mutuellement fragilisées, elles semblent désormais se consolider, elles
gagnent en autonomie et indépendance.
Le gris est le cendrier du soleil, acrylique sur toiles, environ 1m X 2m d'envergure, 2016. |
Quels
sont les artistes qui vous ont le plus influencés ?
Which
artists have had the greatest affect on your work ?
Il me semble que
j'ai commencé à répondre à cette question en début d'entretien en citant
Aurélie Nemours. J'ai également eu la chance de connaître François
Molnar et Vera Molnar quand j'étudiais à Paris I. dans les années
70. A l'époque je n'étais ni prêt, ni disposé à vraiment m’intéresser à cette
approche de l'art qui faisait la part belle à la psychologie de la forme et la
cybernétique. J'ai du opérer un long détour avant de revenir vers les
problématiques dont ces artistes étaient les précurseurs en France. Dans ces
détours un artiste a largement influé sur moi pour renouveler mon
questionnement du foisonnement créatif des arts plastiques qui va des
suprématistes et constructivistes russes à de nombreux amis exposés aux
Réalités Nouvelles dans la section « géométrique », en passant par
des artistes tels que François Morellet ou Manfred Mohr. Il s'agit
précisément de celui qui anima, des années durant, la dite section géométrique
du salon, à savoir : Henri Prosi
Qu'est
ce qui en dehors des arts visuels fait évoluer votre travail?
What
outside of visual art informs your practice ?
La vulgarisation
scientifique de qualité contribue beaucoup , peut-être plus qu'à l'évolution de
mon travail, à sa vitalisation, son intensification. Prenons la notion de Erewhon,
empruntée à Deleuze qu'Ilya Prigogine et Isabelle Stengers
citent à la fin de leur célèbre ouvrage : La nouvelle alliance : «
l'Erewhon est un lieu utopique, à la fois, « ici et maintenant »
et « nulle part » d'où sortent, inépuisables, les « ici »
et les « maintenant » toujours nouveaux, autrement distribués ...Je
fais fais, refais et défais mes concepts à partir d'un horizon mouvant,
d'un centre toujours décentré d'une périphérie toujours déplacée qui les
déplace et les différencie ». Remplaçons le mot concept par celui de
« percept », idiome deleuzien, et nous nous retrouvons au cœur d'une
démarche poïétique partagée entre la philosophie et les arts plastiques qui
motive profondément mon travail comme j'ai pu le dire précédemment . A côté des
sciences le philosophe comme l'artiste n'utilise pas les puissances de
l'imagination de manière heuristique, pour inspirer des hypothèses
expérimentales et théoriques, mais les portent à leur plus haute intensité par
une exigence acérée de cohérence et de précision (5)
De même lorsqu'un
neuro-biologiste tel que Jean-Pierre Changeux (6) éclaire à sa façon le
concept éminemment esthétique d' « harmonie » par celui de
« consensus partium » hérité de la philosophie platonicienne et nous
propose celui de « parcimonie » pouvant, lui, éclairer beaucoup de
démarches minimalistes ou programmatrices dans les arts abstraits géométriques,
nous trouvons là des encouragements et motivations à développer notre travail
sans y chercher une quelconque et présupposée justification ou
reconnaissance. Mais à l'instar de Jean-Marc
Lévy-Leblond, dont le livre de poche cité ici est illustré en couverture
d'une œuvre de François Morellet et à qui il consacre quelques lignes,
je ne pense pas qu'il faille surévaluer les rapports entre les sciences et les
arts et vouloir « favoriser la convergence des pratiques artistiques et
des pratiques techno-scientifiques, afin d'atténuer, ou d'abolir, une
séparation douloureuse. Mais l'histoire de l'humanité, et celle de ses pratiques
culturelles en particulier, n'est-elle pas celle de la séparation de ses divers
champs d'activité, de leur autonomisation ? L'idée d'une réunification
œcuménique, des grandes retrouvaillesd de l'art et de la science, me paraît
relever d'une nostalgie naïve plus que d'un projet informé, fût-il
utopique. »(7)
Comment
souhaitez-vous que le public reçoive votre travail ?
How
would you like people to engage with your work ?
Avec la plus grande
disponibilité d'esprit qui soit et une exigence critique réellement fondée sur
une connaissance des enjeux et transformations de l'art construit et
géométrique d'aujourd'hui, eux-mêmes inscrits dans les mutations de nos mondes
et de nos perceptions, représentations et conceptualisations. Ce que Claude Margat exprime ainsi : « Trop
occupé pour voir, embarrassé notre regard, encombré. A perdu sa fluidité, ne
conduit plus.
Et pourtant, il
arrive parfois que l'impensé nous prête encore ses yeux. Le spectacle du monde
devient alors d'une étrangeté insensée. »(8) ou encore : « L'homme
au regard est le terme et le butoir du mouvement, le terme et le butoir du
geste qui s'immobilise en lui, le terme et le détour d'un autre geste, d'un
autre commencement. L'homme au regard qui s'ouvre est le sujet du monde, le
sujet stupéfait de l'infini. »(9)
Bernard Noël à propos de Henri Michaux exprime
lui cette saisie du regard ainsi : « Légèreté
partout : l’œil n'est pas une bouche en train de mâchonner des mots, il
caresse des surfaces et voit courir dessous des milliers de choses impossibles,
qui sont l'éternité remuant dans la poussière de l'instant. Le réel tout à coup
se tient au milieu de la pupille parce que le monde enfin est regardé tel qu'il
apparaît et non tel qu'il est. »(10) Nous ne sommes pas
loin de l'esthétique prônée par François Cheng plus haut et par
conséquent on ne s'étonnera pas de la retrouver dans les propos récents du
grand sinologue François Jullien quand il parle de décapage ( des
opinions ) et de décantation ( de l'expérience ) pour accéder à la
lucidité. Cette réception lucide, éclairée et critique nous oblige bien sûr
tout autant qu'elle peut nous aider dans la réception de notre travail..
Qu'est
ce qui vous passionne actuellement ?
Have
you seen anything recently that has made an impression ?
Passionné serait exagéré
mais je suis particulièrement sensible à la démultiplication et la
diversification du champ des arts plastiques abstraits. Abstract Project est
une fenêtre de choix sur ce phénomène. Certains y verront un émiettement, une
dissémination répétitive des grandes questions plastiques héritées du XXe
siècle. Ce n'est pas mon avis, j'y vois davantage une floraison, un
fourmillement créatif où s'inventent de nouvelles pratiques de l'abstraction,
où se créent de nouveaux langages artistiques, où s'épanouissent les mutations
de nos cultures soumises aux techno-sciences, à la tyrannie de la Communication
et au libéralisme sans concession.
Dans
quel sens selon vous doit évoluer l'art abstrait ?
In
your opinion, how should be the future abstract art evolution ?
L'art abstrait
« moderne » fut un art de la Forme de l'affirmation et de l'autonomie
de celle-ci. Aujourd'hui cette autonomie conquise de haute lutte permet
d'interroger les relations des formes, les dynamiques créatrices de celles-ci.
La programmation cybernétique, les recherches en psychologie de la perception
de la forme comme des couleurs, la neuro-biologie, la génétique, la physique,
les hybridations techno-scientifiques ont relancé l'art abstrait qui les
avaient largement nourri. Pour autant l'Art Abstrait ne doit rien sacrifier de
son autonomie, de sa spécificité, ni de son histoire. Sans pour cela s'enfermer dans un illusoire
pré carré ( joli mot pour parler d'abstraction géométrique) qui la ferait
rapidement régresser vers des formules éculées et décoratives. Il lui faut donc
s'imprégner du bain culturel dans lequel elle baigne ( politiques, lettres,
arts et sciences) sans s'y noyer, sans rien concéder de ses enjeux, de ses
paris, de ses ambitions.
Saintes, le 29.06.2017
Notes :
1-Louis Lucciani, La peinture des
concepts, L'Harmattan, Paris, 2003
2-François Cheng, Cinq méditations
sur la beauté , Albin Michel, Paris , 2006
3-René Passeron, La naissance
d'Icare , ae2cgEditions, Valenciennes, 1996
4-Etienne Souriau, Vocabulaire
d'esthétique, PUF, Paris, 1990
5-Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La
nouvelle alliance,Gallimard-Paris-1979
6-Jean-Pierre Changeux , Du vrai, du
beau, du bien, Odile Jacob, Paris, 2008
7-Jean-Marc Lévy-Leblond, La pierre
de touche , Folio essais, Gallimard, Paris, 1996
8-Claude Margat, Regard dedans, Editions Unes,
Trans-en-Provence, 1984
9-Claude Margat, Vision dans le silence,
Editions Unes, Draguignan, 1997
10- Bernard Noël, Vers Henri Michaux,
Editions Unes, Draguignan, 1998
11-François Jullien, Une seconde vie,
Grasset, Paris, 2017