lundi 24 octobre 2022

ALFREDO SIDES - VII - LA SECONDE GUERRE MONDIALE

 Depuis la publication en octobre 2022,  des mises à jour (17/07/2024)  avec de nouvelles informations sont sur :

https://eriklevesquenotebook.blogspot.com/2023/03/une-biographie-de-alfredo-sides.html

 

Nous reprenons la publication de l'article consacré à Alfredo Sidès, le fondateur du Salon et de son association.

Episode 7 - La Seconde Guerre mondiale


Consuelo rejoint Hollywood fin 1939 et retrouve Galka Scheyer (140), peintre et collectionneuse d’origine allemande qui avait organisé la promotion des œuvres de Kandinsky et de Jawlensky sur la côte Ouest où Fredo Sidès pense la rejoindre. Dans une lettre non datée aux Gleizes, Sidès confie son intention de rejoindre sa femme installée aux États-Unis : « Consuelo insistant pour que je la rejoigne depuis les derniers événements, j’ai décidé de le faire (141). » Mais il reste en France. Installé à Mougins où il possédait une maison, il écrit à Gleizes : « Dans mes modestes 2000 m2, j’ai récolté avec fierté près de 100 kilos de raisin dont je ferai mon vin et mon potager m’a nourri, moi et mon couple de serviteurs, durant toute l’année. J’en suis si fier. » Il propose à Albert Gleizes de l’y rejoindre et de donner suite à sa promesse de venir illuminer la chapelle : « Pendant ce temps que vous y passerez, une petite maison très bien installée est à votre disposition, chauffage, salle de bains, etc. Vue splendide (142). » qui sont aussi une allusion au goût de Gleizes pour les phalanstères d’artistes de Moly-Sabata.
En octobre 1939, au début de la guerre, Frédo Sidès aide Alberto Magnelli à obtenir un laisser-passer pour quitter Saint-Bonnet-en-Champsaur, dans les Hautes-Alpes, où il s’était installé en juillet 1939 pour les vacances(143). Dans le même temps, il fonde en 1939 un musée de la Crèche et du Santon, chapelle Saint-Sébastien à Mougins, où il cache les artistes juifs comme Sonia Delaunay (144) dans ce qui s’apparente à des villages d’artistes (145).

Couverture de Septimanie Noël 1943-44 (BNF)


 Il publie le 29 novembre 1942 dans le journal Le Littoral un appel à concours pour les écolières et écoliers dans la tradition de Pétain, le « Grand Chef » :
« Pour la IIIe exposition-concours de Crèches et Santons.
Noël approche ! La fête de la Nativité, qui est par excellence symbole d’amour, de foi et d’espérance, est aussi la fête des enfants qui pensent à leur arbre illuminé et à leur crèche que viendra animer l’adorable essaim de leurs petits santons. Nous disons leurs, car nos gosses ont commencé à modeler avec succès ces charmantes figurines d’argile qu’un public nombreux a pu admirer lors de la IIe exposition-concours, organisée l’année dernière sous les auspices de l’Académie Provençale, de la Société Scientifique et Littéraire, de la Société des Beaux-Arts, du Comité de Propagande. À cette
occasion, ces groupements avaient joint leurs efforts à ceux des Scouts de France (3e Cannes) et du Musée de la Crèche et du Santon à Mougins, qui, dès 1939, avaient pris l’heureuse initiative de faire renaître dans la région la si pittoresque industrie cantonnière. À cette IIe exposition-concours, qui eut lieu dans les locaux du Sporting Club Casino aimablement prêtés par M. André et M. Duclos, avaient collaboré les élèves de vingt écoles de Cannes. Certaines œuvres présentées par nos écoliers et écolières étaient si réussies que le jury décida de choisir parmi elles deux sujets par écoles, soit en tout 40 futurs santons inédits.
Aussi, grâce à des moules spécialement fabriqués en vue de la reproduction de ces modèles originaux, nos élèves pourront reproduire et colorer quantité de ces santons qui seront offerts en vente au public durant toute la durée de l’exposition, dont un avis ultérieur fixera le lieu et la date d’ouverture.
Ainsi refleurira dans notre contrée une des plus intéressantes traditions provençales et ce sera servir que d’encourager cette branche de l’Artisanat Régional qui, on le sait, a toute la sympathie de notre Grand Chef.
Et maintenant, Écolières, Écoliers, au travail pour la IIIe exposition-concours de Crèches et Santons.
Fredo SIDES, fondateur du musée de la Crèche et du Santon, chapelle Saint-Sébastien,
Mougins (146). »

Domitille d’Orgeval, dans sa thèse, s’interroge : « Mais que sait-on exactement de l’activité de Sidès durant ces années de guerre ? La réponse nous a été partiellement donnée par un habitant de Mougins, M. Louis Lambert, une des rares personnes à nous avoir apporté un témoignage oral sur sa personne : “C’était un Juif réfugié à Mougins pendant la guerre. Il habitait alors la chapelle Saint-Sébastien et il avait acheté plusieurs maisons dans lesquelles il disait qu’il allait placer plus tard les anciens. Pendant la guerre, il a joué les braves hommes, mais à la Libération, il a tout vendu : les santons fabriqués par les petits des écoles, les moules, les ateliers, la chapelle. Il n’a rien donné et on s’est retrouvé le bec dans l’eau. Après il a disparu et on ne l’a jamais revu (147)”. Frédo Sidès caressa durant la guerre bien d’autres projets. Il y eut celui, durant l’été 1940, d’aménager dans le hall de sa maison une cantine accueillant les artistes et les intellectuels démunis (il prévoyait de 100 à 125 couverts) (148) cette initiative resta vraisemblablement sans lendemain. En revanche, celle d’ouvrir une galerie à Cannes vit le jour. Au mois de mars 1940, Sidès écrivit à Albert Gleizes pour lui faire part de son désir d’exposer un ensemble de gouaches de l’artiste : “J’ai enfin décidé avec un de mes amis d’ouvrir une galerie d’expositions dans le midi à Cannes et serai (sic) très heureux d’avoir une exposition de vos œuvres. Peut-être pourrions-nous commencer par une exposition de gouaches – une trentaine.” Rappelons que Sidès, quelque temps plus tard, revint sur cette idée, disant vouloir présenter “pour commencer une suite
d’expositions allant de Delacroix-Ingres à nos jours. Pour finir par la série d’expositions que j’ai présentées à Paris (149)”. Nous ne savons pas si ce dernier projet se concrétisa (150). » précise Domitille d’Orgeval.

Cependant l’exposition des santons créés par les écoliers de la région cannoise a bien eu lieu et fut un succès au dire du poète félibrige et docteur Paul Duplessis de Pouzilhac(151) qui dans son article « Santonniers, Folkloristes, Écrivains de France, maintenons la Flamme », publié dans sa revue régionaliste Septimanie datée de décembre 1943/janvier 1944, commente le mouvement de renouvellement de la santonnerie dans l’ensemble de la France, et en particulier dans la Catalogne française : « La croisade des santons est en marche (152) », dont le meneur de jeu n’est autre que Fredo Sidès, entouré du docteur Baudry du Jura et de sa collection de 3000 santons, de Geneviève Benoît d’Entrevaux(153), d’Odette Taffanel de Mailhac (154) et dont le théoricien n’est autre que Paul Duplessis de Pouzilhac, avec sa causerie : « Un peuple d’argile, le santon dans la Renaissance française ». Notons que la rénovation des arts populaires est un des axes de la politique culturelle du gouvernement de Vichy, qui confie l’encadrement des mouvements de jeunesses artistiques en Languedoc, la région de Septimanie, chère à Léon Chancerel (155), un élève de Jacques Copeau(156). Albert Gleizes (157) défend l’artisanat(158) et rejoint le Comité National du Folklore (159) en septembre 1941(160). Au travers de différents courriers avec Gleizes, nous savons que Fredo Sidès souhaitait donner ses collections de santons à un organisme national(161).

Santon Pétain 1940 
par Jean Gaubert visa de censure OA 133


Fredo Sidès expose une centaine de dessins de Picabia (162) du 10 au 30 avril 1943, « Cent dessins et cinq portraits de Francis Picabia », dans la galerie Art et Artisanat à Cannes. Le nom de la galerie nous rappelle, le mélange défendu de l’esthétique et du tissage de la galerie de Raymond Duncan, 62 rue du Faubourg Saint-Honoré, Paris 8e, et du travail de son Akademia, 31 rue de Seine, Paris 6e, tout autant que le travail des tapisseries Myrbor de Marie Cuttoli. Le 5 avril 1944, Sidès est à Versailles pour revendre son « Théâtre-Musée » à Georges Moser. Alors que René Gimpel, arrêté, est déporté vers l’Allemagne le 2 juillet 1944. 


Après la Libération, Sidès se bat au côté de la famille Gimpel pour récupérer les biens spoliés à René Gimpel par l’Occupation, dont le marbre de Rodin, Muse moderne, acheté sous le nom d’Eve au désespoir (1908-1910), puis devenu La Méditation en novembre 1934 lors de sa présentation dans la galerie René Gimpel. Suivant Emmanuelle Polack, Sidès et Gimpel avaient acheté la sculpture en 1923, à demi-compte, puis l’avaient présentée en 1937 dans l’exposition Les Maîtres de l’art indépendant au Petit Palais dont le conservateur honoraire n’est autre que Yvanhoé Rambosson. La sculpture est cataloguée avec une provenance unique René Gimpel. Raoul Salomon indique le 26 octobre 1945 à l’exécuteur testamentaire de celui-ci que le fruit de la vente versaillaise avait permis à Sidès de garder sa participation (163). En 1948, Sidès s’assure que le musée Rodin n’est pas intéressé par l’acquisition. Après le décès de Sidès, les légataires de Gimpel et de Sidès font affaire avec les Wildenstein qui concluent en 1969 avec la collection Meadows de Dallas où La Méditation est exposée aujourd’hui(164).


Pendant la guerre, Consuelo Sidès est aux États-Unis une personnalité du « monde libre ». En 1939, elle fait partie des donatrices pour exposer Guernica de Picasso à la Valentine Gallery. Elle donne deux peintures de Jawlensky l’une à Chicago (165) et l’autre au North Carolina Museum. Elle apparaît également comme mécène de la cinéaste expérimentale Maya Deren, à qui elle donne pour ses films 100 dollars pour At Land (1944) et 200 dollars pour Ritual in Transfigured Time (1946)(166). Enfin, elle vend du mobilier français, dont une commode signée Jacques Bircklé de 1766 ornée de laque noire et or et des peintures de Jean Pillement, les 5 et 6 décembre 1946 aux enchères chez Parke-Bernet Galleries à New York.
Le couple divorce (167).

( à suivre...)

Notes

140 - Ibid note 37, p. 313.
141 - Dans une lettre non datée à Gleizes, Sidès évoque les différentes démarches qu’il a entreprises, obtenu le visa de sortie français et celui d’entrée américain, il doit encore se rendre à Marseille pour obtenir ses visas portugais et espagnols. Dossier Frédo Sidès, fonds Albert Gleizes, bibliothèque Kandinsky, Paris, Musée national d’art moderne, ibid note 133, pp. 48-50. 142 - Voir la thèse de Domitille d’Orgeval, qui cite les différentes lettres de Frédo Sidès à Albert Gleizes, non datée et comportant comme en-tête : « Chapelle Saint Sébastien, Mougins ». Dossier Frédo Sidès, fonds Albert Gleizes, bibliothèque Kandinsky, Paris, Musée national d’art moderne, ibid note 133, pp. 48-50.
143 - Ibid note 133, p. 50.
144 - Ibid note 4.
145 - « Entre 1940 et 1943-44, se retrouvèrent à Grasse Alberto Magnelli, Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp, Sonia Delaunay, François Stahly et Ferdinand Springer. Jean Villeri, Geer Van Velde et Heinrich Davringhausen s’étaient, quant à eux, installés au vieux bourg des Hauts-de-Cagnes ; Henri Goetz et Christine Boumeester, après un passage à Grasse, s’installèrent à Nice où ils retrouvèrent Marie Raymond, Fred Klein et Nicolas de Staël ; André Bloc était à Biot, Picabia à Golfe-Juan...  Paradoxalement, ces années de repli forcé et de misère furent aussi des années de solidarité et d’émulation. En exemple, on cite souvent les gouaches à deux, trois ou quatre mains que réalisèrent Alberto Magnelli, Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp et Sonia Delaunay en 1942. La présence de figures pionnières de l’art abstrait fut très profitable pour les peintres d’une génération plus jeune tels que Marie Raymond, Jean Villeri, Nicolas de Staël, Tal-Coat qui, suivant leurs exemples, s’engagèrent dans
la voie de l’abstraction. Quant à Sidès, il va sans doute que le temps passé dans le Midi n’aura pas été sans incidence sur la création du Salon des Réalités Nouvelles une fois la guerre finie : il lui aura permis de pénétrer les cénacles de l’avant-garde et de resserrer ses liens d’amitié avec ses acteurs. » Ibid note 133, p. 50.
146 - Le Littoral, le 29 novembre 1942.
147- Entretien téléphonique de Domitille d’Orgeval avec Louis Lambert le mercredi 16 juin 2003. Et voir Dossier Frédo Sidès, fonds Albert Gleizes, bibliothèque Kandinsky, Paris et Dossier Réalités Nouvelles, fonds Sonia Delaunay, bibliothèque Kandinsky, Paris, Musée national d’art moderne. Ibid note 133, p. 49.
148 - Sur la vie artistique des artistes réfugiés dans le Midi de la France pendant la Seconde Guerre mondiale, cf. Claude Laugier, « Le groupe de Grasse », in cat. d’exposition, Paris-Paris 1937-1957, Centre Georges Pompidou 1981, ed Centre Georges Pompidou/Gallimard, Paris, 1982, pp. 142-144. Voir également, Mireille Pinseau, Les Peintres en Provence et sur la Côte d’Azur pendant la Seconde Guerre mondiale, Marseille, La Thune, 2004.
149 - Lettre de Frédo Sidès à Albert Gleizes non datée et écrite sur le papier à lettres de l’Hôtel Victoria à Cannes. Dossier Frédo Sidès, fonds Albert Gleizes, bibliothèque Kandinsky, Paris, Musée national d’art moderne, ibid note 132, p. 49.
150 - In Maria Lluisa Borràs, Picabia, Paris, Albin Michel, 1985, p. 423.
151 - Paul Duplessis de Pouzilhac (1882-1953), médecin, poète, éditeur, membre de l’Académie des sciences et des lettres de Montpellier. Sa revue et ses éditions sont illustrées de gravures sur bois qu’il commande entre autres à Picasso ou Gallien.
152 - Septimanie (revue éditée de 1923 à 1944), numéro de décembre-janvier 1943-1944.
153 - Geneviève Benoît d’Entrevaux (1895-1964).
154 - Odette Taffanel, (1915-2012), archéologue narbonnaise qui avec son frère Jean met à jour et étudie le site de Cayla à Mailhac (Aube) après la Seconde Guerre mondiale.
155 - Léon Chancerel (1886-1965), dramaturge français, élève de Jacques Copeau, associé au mouvement scout.
156 - in Christian Faure, Le projet culturel de Vichy, chap. II. « La rénovation des arts populaires », PU Lyon, 1989-2021, pp. 135-176. A lire sur openedition.org
157 - Gleizes a tenu des écrits politiques, favorables au nazisme et au fascisme dans la revue Régénération à partir de 1934, cité par Peter Brooke, ibid note 159.
158 - In « Artistes et artisans », L’Opinion, Cannes, 31 mai 1941.
159 - In « Comité National du Folklore », L’écho des Provinces, sept-oct. 1941.
160 - In Peter Brooke, Albert Gleizes, For and Against the Twentieth Century, Yale University Press, 2001, p. 317.
161 - Lettre non datée, Dossier Frédo Sidès, fonds Albert Gleizes, bibliothèque Kandinsky, Paris et Dossier Réalités Nouvelles, fonds Sonia Delaunay, bibliothèque Kandinsky, Paris, Musée national d’art moderne. ibid note 133, p. 49.
162 -  In Francis Picabia et Jean Sereuil, Lettres à Christine : 1945-1951, suivi de Ennazus, Collection Champ libre, Ivrea éd., Paris, 1988, p. 36, et Bernard Marcadé, Francis Picabia, rastaquouère, Flammarion, Paris, 2021, pageIII, et Francis Picabia, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 2002, p. 458.
163 - In Emmanuelle Polack, Le marché de l’art sous l’occupation 1940-44, Tallandier, Paris, 2019, pp. 95-96.
164 - Voir la fiche du Meadows Museum de Dallas (MM.69.06).
165 - In Alexej von Jawlensky, Catalogue raisonné, Beck, 1991 p. 377.
166 - Alain-Alcide Sudres, Dialogues théoriques avec Maya Deren, du cinéma expérimental au film
ethnographique, L’Harmattan, Paris, 2000, p. 97.
167 - L’acte de décès d’Alfredo Sidès précise divorcé. Consuelo conserve son nom de mariage sur sa tombe Consuelo Hatmaker-Sidès.