dimanche 9 octobre 2022

ALFREDO SIDES - V - L' ACCUEIL DE MEHER BABA

Episode 5 - L’accueil de Meher Baba


De retour en France en 1937, le couple Sidès accueille dans sa maison parisienne, 1 rue Gît-le-Cœur, le gourou indien Meher Baba (112), avatar de Bouddha, qui fait vœu de silence (113) et s’exprime par gestes. Consuelo semble particulièrement en phase avec ce mystique, surtout depuis la mort de Charles Nungesser dont elle se sent responsable et pour lequel elle a tenté d’organiser une mission de sauvetage sans succès. Consuella et Alfred de Sides (114) retrouvent Meher Baba à Cannes en septembre 1937, comme on peut les voir en photographie sur le perron de la villa Capo di Monte (115), une des trois villas que le gourou a louées (116) pour loger sa famille. Consuelo est vêtue d’un sari quand Alfredo Sides, visage épaissi, pantalon à pinces et sandalettes aux pieds, reçoit l’accolade du gourou. Sur une autre photo, toujours en sari, amaigrie et visage émacié, devant une fenêtre ornée d’un rideau à fleurs, Consuelo boit le thé avec Meher Baba et semble attentive à ses messages spirituels tels que : « La spiritualité est aussi normale et naturelle que ce fauteuil où vous êtes assis. Vous n’avez pas besoin de jeûne. Seul l’amour est important. Aimez-moi(117). »

Consuelo et Meher Baba  devant un thé à Cannes

(Archives Meher Baba/Archives RN)

 
Quelques photos donnent l’idée de l’intérieur de la villa cannoise, louée à Mme Andrée Aron, une amie du couple Sidès. Elle est aussi vêtue d’un sari, assise avec la famille de Meher Baba qui pose dans le salon. Au mur blanc cassé du grand salon est accrochée une gravure apparemment hollandaise de paysage aux grands arbres, une potiche chinoise d’exportation et une horloge à chinoiserie sous son globe de verre sont disposées sur le marbre de la cheminée, un paravent chinois au fond, une liseuse et un siège crapaud sont recouverts d’un tissu à fleurs, devant une vitrine galbée qui montre le bon goût simple d’un intérieur néo-classique sans aucune excentricité moderne (118). Le 17 août, Alfredo et Consuelo Sidès arrivent à Cannes. Le 22 août, Alfredo discute avec Meher Baba d’un projet de films courts-métrages consacrés à la spiritualité. Le 1er septembre, ils rentrent à Paris. Parmi les visiteurs de Baba, Beatrice Wanger, la « Nadja », la danseuse américaine du Théâtre Esotérique (Paris 16e), Marie Clews, veuve du sculpteur Henry Clews et propriétaire du Château de La Napoule à Mandelieu-la-Napoule. Cependant, le séjour cannois est décrit par la presse régionale comme une escroquerie conduite par « un astucieux Baba, prince hindou et aigrefin d’envergure (119) ». 

Beatrice Wanger et Berengère dansant.

 
Le 20 septembre 1937, Consuelo et Alfred Sidès accueillent Baba et sa famille pour deux jours à Paris, 1 rue Gît-le-Cœur (120). Baba est malade après avoir visité la Tour Eiffel où il a, tout en haut, « tenu une réunion avec ses agents et d’autres Maîtres spirituels (121) ». La rencontre avec Alfredo et Consuelo Sidès semble s’être faite à l’invitation de Ganna Walska (122) , la diva américano-polonaise, propriétaire du Théâtre des Champs-Élysées de 1923 à 1970, qui reçoit Baba dans son château de Galluis près de Montfort-l’Amaury le 8 novembre 1936, comme en témoigne une photographie où ils sont tous réunis. Baba est accueilli à Paris par les  chanteuses d’opéra Ruano Bogislav et Maria Carmi (Norina Matchabelli). Si Ganna Walska continue de chanter et de se produire avec Alfred Cortot dans les années 1930, en particulier en France, elle devient, comme Maria Carmi, une créatrice réputée de parfums et de mode.

Sidès à gauche manteau sur l'épaule,  Meher Baba et Consuelo à sa droite au Chateau de Galluis *

La visite du 1 rue Gît-le-Cœur(123), bâtiment du XVIIe siècle et reste partiel d’un ancien couvent des Augustins restructuré au long des siècles, confirme les choix classiques affichés par Sidès. Espace étroit, appartements en duplex, escalier massif et rustique (124). Loin de l’image du danseur de salon des Années folles qui fréquentait le salon des Stettheimer à New York, où Fredo Sidès a laissé le souvenir d’un excellent danseur comme le décrit Marcel Duchamp à Florine Stettheimer (125) , et que l’on imagine tels ceux présentés dans le film Le P’tit Parigot de René Le Somptier en 1929, avec les décors et costumes de Sonia Delaunay, dans la fameuse scène où Lizica Codreanu (126) fait la danse de la Tour Eiffel !

Lizica Codreanu en costume de Tour Eiffel par Sonia Delaunay

Scène de danse du Petit Parigot (1926)
 
Décors de Mallet Stevens et Robert & Sonia Delaunay


En 1938, Consuelo part en Inde, accompagnée de Mercedes de Acosta qui raconte leur voyage depuis Gènes, où Fredo Sides les a accompagnées au port, dans son roman autobiographique Here Lies the Heart (ci-gît le cœur) : « La femme d’Alfredo Sidès voyagea avec moi pour l’Inde. Elle souhaitait rester plusieurs années avec Sri Meher Baba, mais Alfredo, quand il vint nous voir partir pour Gênes, me dit : “Ne laissez pas Consuelo faire quelques bêtises et, s’il vous plaît, faites attention à elle.” Ce n’est pas avant que Consuelo épouse l’immariable Alfredo que nous sommes devenues amies. Je ne comprendrai jamais ce qui a provoqué ce mariage soudain (...) Il en était incapable et n’était certainement pas un mari pour Consuelo (127). » Au début 1939, après un périple en Inde, Consuelo qui s’est séparée de Mercedes à Bombay, revient en Europe (128).

Le beau-père fume le cigare (Georges Melchior)
Un homme a la silhouette de Sidès parmi les femmes en robe Delaunay.



Mercedes de Acosta explique également le caractère de Fredo Sidès par une homosexualité (refoulée ?) et un goût pour les femmes lesbiennes : « Alfredo avait un préjugé fantastique en faveur des femmes et pendant toute sa vie il est resté constant là-dessus. Je ne l’ai jamais vu faible ou faire un compromis à aucun homme. À Paris, dans son appartement renommé de la rue Gît-le-Cœur, surplombant la Seine avec une vue sur Notre-Dame, Il n’invitait jamais un homme – s’il pouvait le faire. Quelques fois il était obligé d’inviter le mari avec la femme. Si cette “infortune” arrivait, et c’était le mot qu’il utilisait, il est probable qu’il fasse des grimaces dans le dos de l’importun. À New York, où il était souvent invité à des
soirées mondaines données par des sociétés de femmes, il refusait de rester attablé pour le café avec les hommes. Il suivait les femmes dans la pièce suivante, le plus souvent observant à l’instant : “Quelle bénédiction d’être débarrassé de ces terribles mâles et de leurs gros cigares.” Il détestait quiconque fumait et ne fumait pas lui-même. À l’exception du vin, il ne buvait pas. Une fois, avant une manifestation de suffragettes, il écrivit à l’organisation de l’autoriser à afficher une bannière avec l’inscription “Je suis pour tuer tous les hommes et laisser les femmes gouverner le monde.” Autant dire que le mâle moyen n’aimait pas Alfredo, bien qu’il en amusât certains. Il se moquait si un homme ne l’appréciait pas. Il prenait cela pour un compliment. Il disait : “Les hommes ont si peu d’intuition, ils sont sûrs d’aimer ou de détester les mauvaises personnes.” Si les hommes ne l’aimaient pas, il avait suffisamment d’amies femmes dans sa vie pour compenser leurs absences. Il était entouré de femmes, écoutant leurs problèmes, consolant, encourageant, les adorant et les flattant(129). » Ce témoignage de la militante féministe Mercedes de Acosta fait sourire quand on lit les amitiés, l’entregent, les réunions d’anciens combattants de la première guerre mondiale, les comptes-rendus des réunions des Réalités Nouvelles chez les Delaunay, la préparation des Salons des Réalités Nouvelles après-guerre, et l’attitude de Sidès pendant la guerre en France.
Cependant, Meher Baba connaît un succès considérable dans le monde anglo-saxon, et en particulier à Hollywood, donnant une façade à une vie homosexuelle tranquille, expliquant les amours malheureuses, successives hétérosexuelles ou homosexuelles comme des avatars, des réincarnations d’amours anciennes (130). Selon des témoignages, seuls les amis de Baba pouvaient venir vivre rue Gît-le-Cœur qui est depuis, et reste à ce jour, un lieu de pèlerinage pour ses admirateurs. Mais était-ce vraiment lié à l’homosexualité ? L’amour est libre depuis la Révolution française et, de plus, à la même époque on connaît le succès du salon littéraire lesbien de Natalie Clifford Barney, le « Temple de l’Amour » situé 20 rue Jacob, à deux pas de la rue Gît-le-Cœur. Consuelo Sidès reste fidèle à Meher Baba ou en tout cas à l’hindouisme puisqu’elle rédige, à New York en 1954, les mémoires du sociologue et diplomate français Paul Richard qui avait été en poste en Inde (131). Il ne nous étonne pas de voir apparaître les noms du couple Sidès dans le Goetheanum (132) de l’anthroposophie de Steiner en 1936, goût pour un mysticisme prononcé qu’ils ont en commun avec Albert Gleizes et l’avant-garde des années Trente, de  Mondrian à Kandinsky, artistes qui recherchaient dans l’art une forme spirituelle de théosophie et de syncrétisme religieux.



Fredo et Consuelo Sidès encadre Meher Baba*

Notes

112 - Meher Baba (1894-1969), mystique et gourou indien issu d’une famille perse-indienne zoroastriste.
113 - « Shri Meher Baba, qui respecte depuis huit ans le vœu de silence absolu » in Paris-Midi, le 8 octobre 1933, p. 2.
114 - Suivant les archives de l’association des amis de Meher Baba en ligne, qui les appellent « Consuella et Alfred de Sidès of Paris », ibid note 130.
115 - Villa construite en 1880 pour la famille lyonnaise Dognin, mise en location par Mme Andrée Aron et occupée l’année suivante par le photographe Jacques-Henri Lartigue et sa famille. Les deux villas ont été détruites depuis.
116 - L’autre étant la villa Caldana où logeaient les femmes mandali.
117 - Phrase que Meher Baba aurait prononcé par gestes au peintre et graveur Roger Vieillard (1907-1989), avant de bénir son union avec Anita sa femme, ibid note 36.118 - Les photographies du séjour de Meher Baba peuvent être vues sur le site des archives meherbaba.org.
119 - In Henry Barby, Le Journal, « Qu’est devenu l’astucieux Baba prince hindou, fondateur de religion... et sans doute aigrefin d’envergure », le 12 novembre 1937, p. 3.
120 - Roger Vieillard grave une vue du 1 rue Gît-le-Cœur.
121- Ibid note 36.
122 - Ganna Walska (1887-1984), diva excentrique, soprano médiocre dont le quatrième mari lui offre le théâtre des Champs-Élysées en 1923. Théâtre dont elle paiera les déficits jusqu’en 1970. Elle inspire le personnage de Susan, la seconde épouse de Charles Foster Kane dans le film Citizen Kane d’Orson Welles en 1941.
123 - Rue parisienne du 6e arrondissement portant le nom du cuisinier du roi Eudes, Gilles Queux.
124 - Les copropriétaires interdisent de décrire ou de prendre en photos les lieux, pour leur tranquillité.
125 - Lettre de Buenos Aires à Florine Stettheimer de 1919, ibid note 44, p. 75-76.
126 - Lizica Codreanu (1901-1993), danseuse roumaine, amie de Constantin Brancusi, qui participe également à l’introduction de l’hatha-yoga en France.
127 - Ibid note 37, p. 72 et p. 282.
128 - Ibid note 37, p. 298.
129 - Ibid note 37, pp. 98–99.
130 - Voir le site de Trustmeher.org sur le sujet !
131 - Paul Richard, Without Passport: The Life and Work of Paul Richard, Peter Lang Publishing Inc, 1987, cité in Sachidananda Mohanty, Cosmopolitan Modernity in 20th Century India, Routledge India, 2018.
132 - In Das Goetheanum, vol. 15 à 18, 1936, p. 332.

(* Toutes les photographies proviennent des archives des amis de Meher Baba. RN/Imec)

@ Erik Levesque, Article Alfredo Sidès, une esquisse biographique, L'accueil de Meher Baba(5/9) septembre 2022.

à suivre...