BISSIERE, Le Songe de la terre
Paris
Galerie Ceysson & Bénétière
3 septembre au 8 octobre 2022
« Ma jeunesse a commencé à soixante ans ».
Il faut prendre au sérieux cette déclaration de Roger Bissière, né en 1886. De fait, pendant la guerre, l’homme cesse de peindre, s’installe dans son pays natal – le Lot – et se lance dans l’agriculture. Pour autant, quand vers 1945 Bissière reprend son activité artistique, plus que d’un retour à la peinture, c’est d’un retour sur la peinture qu’il faut parler. A priori, un monde sépare sa production d’avant guerre de celle que l’on voit exposée ici.
Mais
quel est le trajet de Bissière ? Formé aux Beaux-Arts de Bordeaux et de
Paris, le peintre « monte » à Paris en 1911 et, par nécessité, il
pratique le journalisme et la critique d’art à L’Esprit Nouveau, la
revue d’Ozenfant et de Jeanneret. Ses oeuvres, figuratives,
essentiellement des figures féminines, prennent des accents
postcubistes à la faveur de son amitié avec Braque (Femme au filet,
toute en plans et facettes, 1936).
Devenu
professeur à l’Académie Ranson (1925-1938), il exerce une forte
influence sur de jeunes peintres dont certains participeront par la
suite à ce groupe informel baptisé la Nouvelle École de Paris - Alfred
Manessier, Vieira da Silva. Curieusement, c’est avec une série de
Crucifixions, (1937) - dessinées, peintes et même réalisées sous une
forme d’assemblage - que la pratique de Bissière se transforme. Si le
sujet reste encore parfaitement reconnaissable, le traitement stylisé
réduit les personnages à quelques lignes de force, qui tracent les
contours des corps.
Est-ce
un simple hasard si l’une de ses oeuvres fortes - une tapisserie
ultérieure de quelques années (1945-1946) en rapport avec un autre
symbole tragique, celui d’Hiroshima - relève du même style (Hiroshima,
l’ange de l’Apocalypse). Quoi qu’il en soit, c’est à ce moment que
Bissière réalise des tentures avec des morceaux de tissus, chiffons,
rideaux ou vieux vêtements, comme s’il lui fallait un détour pour
reconstituer de toutes pièces un nouveau geste artistique. L’ensemble
sera présenté, avec des peintures à l’huile, à la galerie Drouin
(décembre 1947). Viennent ensuite des peintures à l'oeuf, aux tonalités
mates - brun, ocre orange - sur des supports divers, parfois recouverts
d’un papier encollé qui seront présentés à la Galerie Jeanne Bucher en
1952.
Le
choix de la galerie Ceysson & Bénétière d’exposer la partie de
l’oeuvre exécutée à partir de 1945 s’explique par son caractère
particulier, magnifiquement défini par Pierre Decargues qui parle d’un
artiste « frontalier » (Premier bilan de l’art actuel, 1953). C’est que
lentement, Bissière s’écarte de la représentation, au sens commun du
mot. Non pas que la réalité disparaisse entièrement, au moins si l’on se
fie à certains titres ici - Le Chat, la maison, 1951, Oiseau, 1953.
Pourtant,
cet univers, sans être abstrait, se dérobe à la figuration. Pour
l’artiste, suggestion, ellipse ou sous-entendu valent mieux que toute
tentative de description littérale à prétention réaliste, qui encombre
le regard et contraint l’imaginaire. Les images qui se situent vers la
fin des années quarante et au début des années cinquante ne sont pas
indifférentes au primitivisme inspiré par l’art africain ou océanien -
les deux Totems, 1950 ou le masque de 1948 en témoignent. Cependant, on
est loin avec Bissière de la fascination qu’avaient les avant-gardes du
début du siècle. Ses figures, stylisées et simplifiées, entourées
de plusieurs « cadres », sont comme des passe-murailles dans un univers à
deux dimensions. Çà et là on devine un personnage - un orante ? - placé
dans un échafaudage plus ou moins serré (Composition 18, 1949). On
songe au peintre uruguayen Torres-Garcia, qui insère souvent
des symboles précolombiens dans des structures d’une géométrie souple,
des grilles ou des puzzles énigmatiques.
Puis, arrivent d’autres petits panneaux, où les formes sont dilatées par la couleur, trouées par la
lumière
ou encore sillonnées par des tracés. Ces images s’inspirent-elles de la
nature ? Les subtiles variations de la lumière seront-elles ainsi des
évocations du rythme des saisons ? Bissière fait-il partie de ceux qui
pratiquent un « paysagisme abstrait » ?
Le
paysage, et c'est là sa spécificité, se compose d'une quantité infinie
de tonalités, d'où l'absence de délimitation bien distincte entre ses
éléments. Les formes s'estompent, fusionnent et l'effacement de la ligne
facilite l'émergence de la couleur. Sans prétendre que le paysage, ce
lieu de fragilité mimétique, serait voué à l'abstraction, la souplesse
qui le caractérise fait de lui un sujet particulièrement propice à
l'émancipation par rapport aux codes traditionnels de la représentation.
Mais écoutons l’artiste : « je recrée ou plus exactement hélas,
j’essaye de recréer un monde à moi, fait de mes émotions, où demeurent
l’odeur des forêts qui m’entourent, la couleur du ciel, la lumière du
soleil, et aussi l’amour que j’ai de tout ce qui vit » (1960).
Itzhak Goldberg
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