Notes de Lecture
Grothendieck, orphelin du Bauhaus et héritier
de Malevitch
La lecture de Récoltes et Semailles, long et répétitif récit autobiographique du mathématicien français d’origine allemande Alexandre Grothendieck, nous plonge au cœur d’un discours créateur, d’un démiurge géomètre. Sa vie, incroyable et miraculée, débute en Allemagne en 1927. Il est l’enfant de Sacha Shapiro, un père anarchiste juif ukrainien-russe emprisonné dans les geôles du tsar et de Hanka (Johanna) Grothendieck, sa mère allemande protestante anarchiste et féministe, actrice d’avant-garde dans la SturmBühne (Compagnie Der Sturm) de Lothar Schreyer, (professeur de théâtre au Bauhaus après 1920), qu'elle a rencontré, en jouant dans Die KampfBühne à Hambourg dés 1917. Schreyer professe un théâtre visuel, de pantomime et masqué, basé sur le son, la rime, le mot-image, théâtre parent de l'opéra "Victoire sur le soleil" (1913) du poète Kroutchenyck pour lequel Malevitch a fait les costumes et décors et dont Schreyer s'inspire. Hanka est critique d’art dans le Berlin enfiévré des cendres de Rosa Luxembourg. Elle a acheté en 1918 une aquarelle de Paul Klee, à Herwalt Warden, co-fondateur de la revue Der Sturm, et elle ne revoit pas, semble-t-il, Lothar Schreyer** après 1920*.
Alexandre vit avec ses parents à Hambourg, jusqu’à ce que ceux-ci fuient le nazisme pour Paris puis décident de rejoindre en 1934, en Catalogne le combat des anarchistes qui se font liquidés par les communistes et les franquistes. Placé dans une famille d’accueil à Hambourg dès 1933, Alexandre l’enfant solitaire est renvoyé à sa mère refugiée à Nîmes, en 1938 quand la pression nazie se fait trop forte sur la famille d’accueil. Sa mère et lui sont internés dans les camps pour républicains espagnols, dont celui de Mende. Sacha Shapiro est assassiné à Auschwitz en 1942. Alexandre est mis à l’abri à Chambon-sur-Lignon. Va-nu-pieds, il se rend au lycée et retrouve sa mère restée en camp, jusqu’en 1948, quand son bac en poche il intègre l’université de Montpellier en physique, erreur de parcours, il replonge en maths. Il présente à son professeur les résultats de ses recherches qui y reconnait les équations de Lebesgue que Grothendieck dans sa solitude a redémontré partiellement involontairement. Il se fait sermonner et acte légendaire, ce même professeur lui donne 16 problèmes algébriques irrésolus, lui demande d’en choisir un et de revenir à lui dans 6 mois avec celui qu’il aura choisi de travailler. 6 mois plus tard Alexandre Grothendieck revient il a réglé les 16 disputes, à l’étonnement de tous. Sa légende dorée est née. D’autant que Grothendieck affirme, qu’il travaille par « intuition », en dormant, en rêvant, qu’une main intérieure agit à son insu et que les équations coulent sur le papier sans effort apparent. Accueilli par André Weil dans le groupe Bourbaki, Grothendieck y trouve une famille dans laquelle il s’épanouit, univers de têtus solitaires qui partagent leurs découvertes collectivement dans un parfait rêve anarchiste, jusqu’à ce que la trahison, l’envie, l’appropriation fassent ressurgir du passé toutes les trahisons et les éliminations que ses parents avaient vécues.
Albrecht Dürer - Melencolia -1514 |
Il s’emporte sur la moitié du livre, réaffirmant ce que Kandinsky avait déjà pointé dans du “Spirituel dans l’Art” : « L’artiste cherche la récompense matérielle de son habilité, de sa puissance inventive et de sa sensibilité. Son but est de satisfaire son ambition de puissance et sa cupidité. Au lieu d’un travail en commun qui les rapprocherait, c’est une rivalité qui s’établit entre les artistes avides de biens matériels. La haine, la partialité, les intrigues sont les conséquences de cet art matérialiste qu’on a détourné de son but. » (p36).. Devenu écologiste radical, Grothendieck en perd sa chaire au Collège de France, se trouve en procès pour avoir hébergé un étranger clandestin, il se sent trahi par sa famille adoptive abandonné de ses collègues. Il se réfugie dans les Pyrénées vivant dans une masure sans eau, ni électricité. Assis devant sa porte à l’ombre d’un polyèdre, l’icosaèdre de la pensée, nous écoutons sa voix, son Stimmung, dans son cosmos intérieur, accompagné de l’enfance et d’une mélancolie échappée tout droit d’une gravure de Dürer***. Il s’éteint en 2014. Inlassable travailleur il laisse 90000 feuillets de notes et d’équations de manuscrits à déchiffrer.
Le livre est écrit en une suite de méditations, sur sa vie, sur la vie dont il propose au lecteur non-mathématicien de le suivre en une lente promenade. Il cherche au travers d'une langue-mère, qui fonctionnerait en langage des images, une pensée des images. « Penser, affirme-t-il, c’est exprimer par un langage, ce n’est ni plus ni moins qu’abstraire ». Toute langue est véhicule d’abstraction. Il cherche à nous nommer l’archétype de l’esprit humain entre dualisme et antonyme ; il fonde à la manière de Klee ou de Kandinsky ses catégories Ying et Yang, chaud-froid, partie-tout, particulier-général, pureté-fécondité, ordre-chaos, structure-substance (…) héritier fidèle de Leibnitz, Goethe et du Bauhaus. L’abstraction est un motif-image. La langue des images est la langue de l’enfant, celle de la liberté, pulsion créatrice qu’il situe dans les quatre dimensions de l’Espace-Temps. Sa pensée se fonde sur le rythme et la scansion, et au travers de l’icosaèdre, polygone sacré, figure syncrétique où s’associent toutes les religions, aux Portes de l’Univers, dans une langue aussi obscure que les discours de Malevitch, étonnant continuum. Mais Grothendieck ne porte pas en lui un chaos pour enfanter d’une étoile dansante, il sait casser les cercles. Il met de l’ordre. Il est l’enfant du chaos historique qui parle avec son accent tonique allemand. Il refait le chemin de Malevitch, sa langue mathématique devient alogisme, zaoum, non-objective dans les limbes de la religion où se mêlent théosophie, Véda, Dieux et monothéisme, car le monde est immobile, en dehors de la volonté et des représentations, où l’infini n'a ni plafond, ni sol, ni fondations, ni horizon et dans lequel Dieu n’est pas détrôné.
3 paysans suprématistes ? |
Grothendieck souffre mille morts – vécus - quand sa main guide
et trace l’au-delà du cercle magique, résolvant sans fin des problèmes algébriques.
Sa parole logique- trop logique nait des mots-images, la connaissance pure par
motifs se développent, non-objective. Non-objet dont il se défend pourtant de
laisser à l’état inachevé. Ils sont travaillés ces mots-images mathématiques, comme
autant de conflits intérieurs entre suprématisme et constructivisme, luttes revécues
par son esprit et dans son corps, dans l’éradication tragique des suprématistes
anarcho-écologistes par les constructivistes soviétiques. Grothendieck se défend
devant un ennemi imaginaire, je termine mes outils, je peaufine mes
raisonnements, je construis, dit-il au tribunal stalinien du matérialisme
dialectique.
Dans un rêve auto érotique, qui le saisit d’effroi, il se voit en tête de St Jean-Baptiste, tête d’or flottante dans l’espace et la lumière sans corps quand Paul Klee demandait à ses élèves du Bauhaus de : “représente toi, toi-même, sans miroir et sans déduction s’y référant. Exactement ce que tu vois, donc sans la tête que tu ne vois point” (in Théorie de l’Art Moderne). Jusqu’à l’allégorie de la noix qui éclot, pensée naturelle qui se donne ou dans cette manière d’assembler des formes-images simples, qui se reforment en motifs, en germination puis qui deviennent des structures à mesure que le raisonnement avance, comme s’il avait la capacité que Malevitch réclamait à ses élèves de s’élever au-dessus du biplan, de décomposer l’aéronef dans des formes et des manières différentes, pour ensuite le recomposer en des architectones non-objectives, planéités, pensée créatrice architecturale, flottant dans le cosmos intérieur. « Voguez à ma suite, camarades aviateurs dans l’abime » (Malevitch). Il y a un vertige à lire Grothendieck comme ayant réécrit, repenser ces théories inachevées, interdites et détruites par les staliniens. « Le carré blanc est le fondement, la structure du monde en tant qu’auto-connaissance de soi » (Malevitch). L’enfant, figure majeure de la créativité pour Klee et Kandinsky, trouve en Grothendieck, l’innocence de jouer avec les formes les plus simples pour briser les cercles. Les voix de Klee, Kandinsky, Malevitch, El Lissitzky … fantômes mnémoniques sont les esprits des pulsions. « La création intuitive est inconsciente et n’a ni but, ni réponse précise. L’énergie des dissonances qui résulte de la rencontre de deux formes, la forme intuitive sort de rien. » affirme Malevitch… et Grothendieck. Chaque ligne de ces méditations semble droite sortie des années 1920 du Bauhaus puisqu’ il faut (re)construire la maison, en lui dans la germination suprématiste entre Récoltes (La Mère, Inspiration et Création) et Semailles (Saturne et la crémation). Est-ce que Hanka sa mère lui a dit, lui a raconté, Klee*, Kandinsky, le Bauhaus et Weimar, Malevitch et Vitebsk ... La mère et l’enfant ?
Hanka Grothendieck, actrice d’avant-garde a-t-elle joué le théâtre
en zaoum, cet « au-delà de l’esprit » des poètes futuristes russes, langue
d’image-son, rythme sans parole, l’alogisme, synthèse des contradictions ? Sa mère Hanka critique d’art, était-elle membre de
l’UNOVIS ? A-t-elle connu Malevitch et
El Lissitzky quand ils étaient berlinois, était-elle allée à Vitebsk ?
Mais qui était-elle ? Qui est Hanka ?
cerclée de rouge une femme qui ressemble à Hanka G (à gauche).
Malevitch et ses étudiants de l'UNOVIS ("Champions du Nouvel Art") partant pour Moscou en 1920.
Alexandre Grothendieck, "Récoltes et Semailles", TI et TII, Gallimard, Fondation Cartier pour L'Art Contemporain, IHES, 1925p, Paris, 2021.
* Selon Wilfried Scharlau, in "Version vom 14.06.2004, Materialien zu einer Biographie von Alexander Grothendieck, mis en ligne le 17 janvier 2018, " à lire sur
https://nanopdf.com/download/vorwort-fachbereich-mathematik-und-informatik_pdf