lundi 29 janvier 2018

# 59 - Entre Art et Son
























Petite introduction à une théorie 
de l’entendement des images abstraites

par Erik Levesque


À Bruno Ducol
& Louis Jambou


À la naissance de l’abstraction, les peintres cherchant à se libérer de la représentation mimétique ont pris comme modèle la musique établissant un parallèle entre la couleur et le son. L’exemple de Kandinsky est bien connu, voyant une de ses aquarelles dans son atelier, accrochée au mur tête en bas, il y lit une composition «musicale» par la perte de toute l’identification visuelle d’un paysage. Les titres de nombres œuvres des premières années de l’abstraction font appel à la musique. Cette idée d’une musicalité de la peinture n’est pas nouvelle et on la trouve déjà chez Whistler dont les œuvres s’intitulent symphonie ou harmonie. En effet dès le XVIIIe siècle l’idée d’une correspondance des arts voit le jour avec le théoricien espagnol Esteban de Arteaga, puis avec le romantisme Richard Wagner défend l’idée d’une synthèse des arts à travers le théâtre et l’opéra associé au progrès technique dans une théorie de l’œuvre d’art totale, idée reprise bien plus tard au milieu du XXe siècle par le happening et la performance. Ces théories sont à l’œuvre au moment où s’inventent les enregistrements sonores et visuels et leurs diffusions radio, cinéma… Cinéma ouvrant à l’œuvre plastique la possibilité d’acquérir une dimension en temps et mouvements séquentiels. L’abstraction picturale « musicale » naît de vouloir donner du mouvement aux formes plastiques, tout lui attribuant une dimension « pure » débarrassée de l’illusion figurative.

Le chimiste Michel-Eugène Chevreul avait émis l’hypothèse qu’à chaque cercle chromatique de sa Théorie des Contrastes Simultanés des Couleurs, correspondait une gamme sonore. L’idée d’une synesthésie des arts était alors fort commune et les artistes comme les Delaunay, Freundlich ou Herbin qui fondent les Réalités Nouvelles, partagent cette croyance. Dés 1913, Henry Valensi propose lors d’une conférence « la couleur et les formes ou la musicalisation de tous les arts », une réflexion sur la décomposition du mouvement, la résonance de la couleur, où l’esprit musical rejoint l’abstraction : la non-figuration. Il y affirme le pouvoir hypnotique de la couleur en soi. Autour du musicalisme de Valensi se regroupe Kupka, Marcel Lempereur-Haut, Freundlich, Jeanne Kosnik-Freundlich, Felix Del Marle, Beothy… tous membres des Réalités Nouvelles dès 1946… Mais aussi des décorateurs de cinéma et architectes comme Robert Mallet Stevens ou les frères Martel. Dans une telle configuration qui conçoit son époque entre progrès technique et expression, en Tour Eiffel ou Tour Tatline, ce chef d’œuvre du constructivisme russe de 1919 qui devait envoyer les messages par haut-parleurs, par ondes radio, au peuple… c’est à dire en dynamisme, rythme, harmonie, science et synthèse. Comme l’affirmait Herbin, la musique est comprise comme la morale qui donne la vision spirituelle de l’espace. Et c’est la figure de Jean-Sébastien Bach qui en est la référence tutélaire et centrale. Herbin, dans son traité de « l’art non figuratif non objectif » de 1949, introduit un vocabulaire de formes, solfège qui doit opérer à sa manière comme la musique. La peinture a son propre alphabet qui sert de base à toutes les combinaisons de formes et de couleurs ou i se lit « rond et triangle orange » et Ré. Le modèle revendiqué de cette synthèse est d’une part « Voyelles » de Rimbaud « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, Y violet », mais aussi Bach dont les « SI bémol, LA, DO, SI dièse  »* sont, en allemand, représentées par les quatre lettres B, A, C,H. 



Dés les années 30, on peut faire danser les formes à travers par le ballet avec Diaghiliev, Balenchine et les Ballets Suédois avec lesquels collaborent Picasso, Matisse, Derain etc, mais aussi à travers « les ballets mécaniques » qui permettent de dessiner le son en audiogramme, en oscilloscope, en oscillogramme, en schéma de courbures statistiques et un cinéma d’animation inventif : Composition en Bleu de Oscar Fischinger, A colour box de Len Lye, ou encore Norman Mac Laren. Mais cette aventure est aussi définitivement piégée par un Walt Disney qui transformait dans son film « Fantasia » (1940) les œuvres d’avant-garde d’Oskar Fischinger comme sa « Toccata et fugue de Bach en ré mineur » ou son « Apprenti sorcier d’après Paul Dukas », en danse de Mickey atteint de la maladie de Saint-Guy quand le « sacre du Printemps » de Stravinsky est lui transformé en danse des diplodocus de celluloïds… Jeff Koons avant l’heure ! 



Pierre Boulez décrit la peinture de Paul Klee comme une polyphonie visuelle. Dans les années 1950, il dirigeait les fameux concerts du Domaine Musical du dimanche matin, que venaient écouter de nombreux artistes des Réalités Nouvelles. Mais, piégé par l’arrivée multimédia, de la chanson et de la culture populaire, rock, pop, le dialogue art visuel/musique se réfugiait dans le cinétisme, la sculpture cybernétique de Nicolas Schöffer puis vers un art interactif, mobile, luminescent. Xenakis faisait encore dialoguer musique et jeux lumineux dans les premières années de 1970 dans les espoirs d’une révolution musicale algorithmique. 



Dans les soubresauts de la décolonisation, les artistes des Réalités Nouvelles conçoivent la musique visuelle comme le concept d’une nouvelle peinture non figurative, non objective, abstraite, soit la « peinture-peinture », la peinture pure, suivant le mot d’Apollinaire cité dans le premier catalogue de 1947 : « Cet art a, avec la musique, autant de rapports que peut avoir avec elle un art qui est son contraire. Ce sera la peinture pure ». Ainsi que l’affirmait Robert Fontené, président des Réalités Nouvelles dans les années 1960, la peinture abstraite est née du besoin de s’exprimer, de choisir un langage non interchangeable, conçu et développé organiquement selon des lois essentielles empruntées à la nature elle-même. 



Alors qu’est devenue cette idée de sororité sonore ? 



Michel-Jean Dupierris a proposé à 14 artistes visuels d’accorder leur voix et de proposer leurs réflexions singulières et ouvertes dans une époque contemporaine d’automation de l’art. 

David Apikian et Philippe Henri Doucet proposent de repenser la synesthésie musique-couleur. Le premier à l’aide de l’animation vidéo en faisant correspondre les « accents » du mouvement des couleurs et des formes au rythme musical et le second par une photographie où la lumière écrit une partition spatiale rythmique. Yumiko Kimura et Jun Sato, tel un duo musical, dialoguent pour créer une œuvre commune où la sculpture en verre utilise l’heptagone pour accorder couleurs et ton et demi-ton de la gamme musicale heptatonique lorsque l’œuvre numérique associe des carrés colorés aux rythmes et hauteurs de sons d’une chanson de bossa-nova. Christophe Loyer quant à lui offre une correspondance entre une structure visuelle et une structure sonore (le deuxième mode à transpositions limitées d’Olivier Messiaen) dans une œuvre composite s’apparentant à la technique du photogramme.

D’autres artistes ont choisi d’explorer l’un des mécanismes de composition sonore qu’il est possible d’adapter de la musique à l’abstraction : le rythme. Bruno Keip présente une graphie picturale, rythmique et dynamique des partitions musicales. Elisabeth Gevrey et Eve Stein expriment le rythme et le mouvement avec l’énergie du geste de la peinture et de la gravure au sucre associée à l’aquatinte, respectivement. Pianiste et peintre, Anna Perez-Ventura explore les relations entre la temporalité et la répétition rythmique du geste de la pratique musicale, aboutissant ainsi à un enregistrement organique du passage du temps. S’inspirant des développements des techniques du son comme les arrangements musicaux, Elisabeth Celle joue de superposition d’images tel un feuilletage à laquelle elle intègre une création sonore accessible par le biais d’un QR code. Enfin, l’idée de cadences, de répétitions, de clusters comme des algorithmes pratiqués par un sourd est avancée par la peinture d’Erik Levesque.

Au-delà de la recherche de synesthésie ou de correspondances entre musique et abstraction, les sens et l’émotion peuvent être considérés comme point de convergence essentiel entre ces deux arts. Ainsi Gabrielle Thierry cherche sur sa palette de peintre les couleurs qui lui procurent la même émotion que tel ou tel accord ou extrait musical. De chaque note écoutée émergent une forme puis une partition colorée peinte sur des cartons d’orgue. Photographe, Sylvie Jorajuria transmet par la médiation de lignes, courbes et points, le souvenir ému d’une mélodie dans son réel sonore. Laurent Verrier quant à lui envisage une sculpture comme un écrin sonore et une ode à la nature. Michel-Jean Dupierris clôt l’exposition Abstractson avec une photographie qui rend compte du sensible de la musique et de la lumière dans une translation des perceptions.

Du 4 mai 2017 au 16 Avril 2018, le Centre Pompidou consacre une exposition aux synergies de l’« Œil Écoute », filtre d’une relecture de l’histoire de l’Art du XXe siècle dans les collections du musée d’art moderne et contemporain. 

L’exposition « Abstractson » du 8 au 17 février 2018 à Abstract Project, sous le commissariat de Michel-Jean Dupierris, en est tout à la fois la réplique chimérique, le soubresaut utopique, l’écho rêvé et la réponse imaginaire. 

Loin d’être exclusivement une question historique, le lien entre image et son peut être encore interrogé à travers les mots de Paul Valery qui en fondent toujours l’actualité : 

« La sensation de l’Ouïe donne toujours quelque idée du mouvement ou du changement, ce qui n’est pas vrai de la vue, de l’odeur et du tact, il n’y a donc pas dans ce domaine de différences nettes entre repos et mouvement. Le non-mouvement y est peint ou suggéré par un son continu qui est perçu comme écoulement, flux… »

* Suite à la remarque amicale d'un lecteur attentionné, nous précisons que le H désigne en allemand le Si. La désignation du H comme "Si dièse" provient de Herbin lui-même: "en écoutant un morceau de Jean Sébastien Bach, L’art de la fugue, où le contre sujet est écrit sur les quatre notes si bémol, la do, si dièse qui sont en langue allemande représentées par les quatre lettres B,A,C,H, qu’il s’aperçut d’une identité entre les sons et les lettres." (extrait de Céline Berchiche, L'influence d'Auguste Herbin après 1945, communication du Colloque RN 2008). Nous ajouterons que le Si est désigné dans l'alphabet d'Herbin par les lettres T, W, X, Y, Z accompagné de la couleur violette avec les formes: carré, demi ou plein cercle.

Erik Levesque

Pour l’exposition Abstractson

Sous le commissariat de Michel-Jean Dupierris

Du 8 au 17 février 2018
Galerie Abstract Project
Espace des Arts Abstraits





Liens à suivre

Gabrielle Thierry

Film "Last Reflection of Ophelia", peinture Gabrielle Thierry, musique Eric Lebrun, réalisation Jacques Boumendil, Coll. Iris & B.Gerald Cantor Art Gallery, Worcester, Mass.
• Présentation de la première exposition "The Musicality of the Water Lilies - Colored Musical Scores inspired by Claude Monet Water Landscapes" , Iris & B Gerald Cantor Gallery,
• Texte pour la réalisation de la série "La Musicalité des Nymphéas, d'après les Paysages d'eau de Claude Monet", Ed. Honoré Champion, sous la direction de Marc-Mathieu Münch.
• Texte pour la réalisation de la Partition Colorée de "La Valse" de Maurice Ravel, SYNESTHESIS/SYNAESTHESIA - Interfaces - Ed. Université de Bourgogne, Université Paris - Diderot et Holy Cross College, Worcester (Mass.)