David Salle critique de peinture abstraite
David Salle (USA, 1952) est un peintre figuratif contemporain, célèbre figure postmoderne des années 80 et de la Transavantgarde. Il est connu en France pour ses diptyques figuratifs et néoexpressionnistes dont la dernière exposition à Paris a eu lieu en 2013 avec la Galerie Taddeus Ropac. Il est également critique d’art depuis les années 2000. Le 25 Février 2015, il publiait sa critique de l’exposition “Pour Toujours Maintenant” (“Forever Now”) consacrée à la scène américaine de la peinture abstraite au MoMA de New York dans le magazine ArtNews sous le titre : “Structure Naissante : David Salle à propos de “Forever Now” au MoMA. Comment une présentation inégale nous parle de la peinture d’aujourd’hui”
Cet article, dithyrambe de la peinture, problematise la proposition de la commissaire de l’exposition de définir la place de la peinture abstraite à l’âge d’Internet, tout en en rejetant les prémisses. Ce faisant Salle est amené à définir l’appropriation qu’il a pratiqué lui-même et une nouvelle forme de citations qu’il juge différente, une mise à jour, qu’il lie à la structure et au présent des œuvres et des peintres qu’il juge digne d'intérêt. Son article se termine par la critique de trois peintres abstraits : Mark Grotjahn, Richard Aldrich et Oscar Murillo. Nous ne connaissons quasiment pas ces peintres, parce qu’ils n’ont jamais ou peu exposé en France. Quand il y a des indications sur ces peintres sur Internet, nous avons placé les liens que nous avons trouvé. Pour Oscar Murillo , jeune star britannique-colombienne formé à Londres, dont l’oeuvre est très discuté, vous trouverez amplement son travail reproduit sur le Web. Il a été exposé chez Marian Goodmann à Paris en 2014.
Cet article nous a été recommandé par un ami des RN que je remercie ici. Je l’ai traduit pour qu’il puisse nourrir les débats et problématiques esthétiques de la différence et de la répétition au sein de notre collectif d’artistes.
“Structure Naissante : Comment une présentation inégale
nous parle de la peinture d’aujourd’hui”
par David Salle, peintre.
“L’exposition ““Forever Now (Pour Toujours Maintenant) : la peinture contemporaine dans un monde atemporel ” est le premier panorama, au MoMA, de peinture récente depuis 30 ans. Dans les espaces du sixième étage où la foule se presse, la commissaire d’exposition Laura Hoptman a réuni 17 artistes qui ont compté autour de la dernière décade et qui, ensemble, nous en offre une synthèse stimulante. Il y a un certain nombre de tocards mais, ici la majorité des peintres présentent des travaux d’un bon niveau faits de choix rigoureux et répétés formant un ensemble visuel complexe. Leurs oeuvres demandent une attention conséquente.
Les bons artistes dans l’exposition sont vraiment excellents : Charline von Heyl, Josh Smith, Richard Aldrich, Amy Sillman, Mark Grotjahn, Nicole Eisenman, Rashid Johnson, Joe Bradley et Mary Weatherford. Ils ont su développé des styles affirmés et hautement personnels. Leurs œuvres interpellent les visiteurs par leur expression picturale propre, libres des raccourcis journalistiques qui y sont accolés. Ces artistes sont animés par la volonté de trouver dans leurs travaux ce qui est autonome et solide tout en restant ouvert et tolérant, soit l’exubérance d’un art profane, libéré de toute tâche idéologique.
S”Il y a deux mots que l’on devrait éviter d’utiliser dans les titres d’exposition, c’est “Atemporel” et “Maintenant”, et Hoptman utilise les deux. “Atemporel" vient d’une histoire de William Gibson et Hoptman l’utilise comme une expression sonnant jeune. Mais cela est juste importun, tel quelqu’un parlant trop fort quand vous essayez de vous concentrer. Elle veut penser la peinture à l’âge d’Internet, mais ce concept est une fausse piste. Le déferlement frénétique du web est à l’opposé du type d’attention qui est demandée pour faire une peinture, ou en l’occurrence pour la regarder.
Qu’est ce que veut dire “atemporel” pour la peinture ? A en juger par l’essai du catalogue de Hoptman, c’est l’aplomb ou le brio de piocher ce que l’on veut dans le magasin des styles, sans être trop concerné par l’idée de progrès ou comment quelque chose pourrait faire signe. Aujourd’hui “ Toutes les époques co-existent en même temps.” écrit Hoptman. Elle poursuit en affirmant que cette “atemporalité” est en “ totalité un phénomène unique de la culture occidentale”. Grande Nouvelle. Si l’autonomie reconnue aux artistes dans son exposition est une bonne chose (une manière plus juste de dire serait “chacun y joue sa partie ”), par contre sa revendication d’être unique à le dire est plus dur à avaler. C’est plus ou moins ce que je revendique depuis 35 ans. Non pas que je réclame un droit d’auteur sur cette idée mais dans un certain milieu, c’est une généralité.
Dans son désir de tout connecter à une narration du futur numérique, Hoptman manque le sens de la structure, la différence essentielle qui existe entre le meilleur travail présenté ici et celui de leurs précurseurs immédiats. Par structure, je ne dis pas seulement la composition, bien que cela joue pour une part, mais plus généralement le sens d’une raison interne à la peinture. Son “énergie interne”, dirait Alex Katz, une succession d’intention, de talent et de forme. Hoptman veut établir une rupture nette pour sa troupe à partir des usages de l’ “appropriation”. Son emphase semble déplacée, une fois encore. Comme style, l’appropriation a tendance à ne pas aller au bout visuellement parlant. D’abord cela concerne la “monstration” elle-même, l’appropriation est un prétexte sur lequel les images se composent d’elles-mêmes dans une sorte de drame public-privé et souvent le travail qui en résulte est analogue sur l’écran (screen) ou dans l’espace (field). L’appropriation démontre une autre chose, une condition psychologique ou culturelle qui, hors du travail lui-même, est la base de la revendication à la criticité. A son meilleur, elle déterre quelque chose de profond dans la psychée. Mais il y a dans la vie autre chose. La peinture est centrée sur la structure au présent. La peinture découvre et modèle les formes picturales de sa propre recherche.
L’atemporalité n’a rien de nouveau alors. La plus part, si ce n’est tous les arts regardent en arrière et d’une certaine manière chaque rupture est aussi une continuité. Le coup d’oeil dans le rétroviseur peut l’être vers des sources inattendues, mais les traces de réalisations antérieures donnent à l’art tout son sel. Ce qui est différent, c’est la façon de voir. Un exemple avec Mary Weatherford. Elle place des tubes de néons colorés devant des toiles couvertes de taches. Dans la vieille rhétorique apropriattionniste, on s’en tient à la liste des signifiants et dit : “Mario Merz ou Gilberto Zorio rencontre Helen Frankenthaler”. Dès le début, cette façon de faire réductionniste est une manière déplaisante de voir. Au contraire, l’Arte Povera fait écho, tel un vieil ami attrayant et rassurant. Il se montre après une longue absence, à travers le travail de Weatherford, plutôt que d’en être une citation appliquée. Ces oeuvres doivent être prises pour elles-mêmes selon leurs propres termes. “Elles y gagnent une sorte de grâce nouvelle”, comme l’affirmait le poète anglais Ben Jonson dans un contexte bien différent.
Avec en corollaire une répercussion rafraîchissante : le sombre, le fatalisme vampirique de Warhol ne tire plus la partie vers le bas. Duchamp est absent également. Quel soulagement. Il n’y a rien qui mette en cause ni les deux maîtres, ni leur propre travail. Mais ils ont exercé une telle attraction gravitationnelle, une attraction si démesurée sur des générations d'artistes qui sont sous leurs pieds au final, que l’on se sent comme réveillé d'un rêve sinistre. Il y a bien des manières dans “The Forever Now” de l'imagerie, de l'ironie, et de la monstration, mais aucun n’en est l'événement principal.
La peinture semble également ne plus se préoccuper de photographie. Vous n’en trouverez ici qu’un signe mineur à "l'âge de reproduction mécanique". Même pour Laura Owens, qui essaie allègrement de jouer avec les énigmes visuelles du monde numérique, la photographie ne fait pas vraiment partie de son ADN. Il se trouve que beaucoup des débats de l’histoire de l'art de ces 40 dernières années autour de Walter Benjamin et de sa célèbre prophétie se sont égarés ou se sont tout simplement trompés. La peinture n’est pas en concurrence avec l'Internet, même lors de l'utilisation de ses effets de prolifération.
A des degrés divers, l’imagerie est présente dans beaucoup des travaux de ces artistes. Frontale et centrée dans les peintures d’Eisenman, évidente et exubérante dans celles de Smith, chatoyante chez Bradley. Les formes dessinées, maladroites, aux qualités de bande dessinée, sont souvent la base du lyricisme musculeux de Sillman. Sillman, est un grand constructeur d’image. Ses peintures suggestives et charmantes donnent à l’exposition une réelle gravité. La figuration se manifeste même dans les complexités tranchantes et cérébrales de Von Heyl.
Mais aucun de ces artistes n’est impliqué dans la tradition du réalisme. Ils ne traduisent pas ce qui peut être vu dans ce qui peut être peint. Alors que tout, même l’abstraction, est une image dans le sens ontologique. S’il y a des bribes d’imagerie dans la plus part de ces peintures, ces peintres ne sont simplement pas des imagiers. Leurs images sont plus comme des mélodies populaires chez Bartok, présentes comme sous-structure, là mais pas dites.
Le ton général de “The Forever Now.” donne un sentiment décontracté de Côte Ouest. Cinq des artistes de l’exposition Grotjahn, Weatherford, Owens, Dianna Molzan, and Matt Connorssont sont basés en Californie du Sud. Leurs travaux, en partie, offrent une posture “à prendre ou à laisser” pour les textures. C’est un sentiment dont je me souviens, après avoir vécu à Los Angeles dans les années 70, une relation légèrement désinvolte à la matière par rapport aux dévotions de l’école de New York. L’alternative au sobre était une peinture où la matière est mise en avant, une exagération du matériel, souvent industriel ou “non-artistique”. Le tout joint à l’idée du processus lui-même. L’oeuvre incarne une vigueur juvénile sans fatigue visible, en un mot cool. Bien combiné avec un noyau bien structuré, le résultat décuple les effets. Il vous emporte.
(La situation en littérature aujourd’hui n’est pas si différente, tout en évitant le strict réalisme, les parodieurs, inventeurs, miniaturistes et bricoleurs sont mis en avant, prenant l’avantage sur les arides ”meta-fictionnistes”. Des écrivains comme George Saunders, Ben Marcus, Sam Lipsyte, Sheila Heti, Ben Lerner, and Chris Kraus sont similaires aux peintres comme Heyl, Weatherford, Bradley, Aldrich, Chris Martin et al. La peinture et l’écriture avancée sont bien plus proches en esprit qu’en aucun temps de ma mémoire.)
Mais je veux revenir à cette qualité qui différencie certains peintres d’autres dans cette exposition : le sens de la structure. Comme des diamants formés sous pression géologique, les peintures de Grotjhan sont le résultat d’une grande attention portée sur un matériel malléable pendant une longue période de temps. Son travail est un bon exemple de la façon dont de nombreux artistes jouent de l’imagerie et de l’histoire. Attitude que les artistes ont toujours eu, la plupart du temps. Grotjahn joue simultanément de l’évocation du Cubisme, Futurisme, Surréalisme, et de l’Expressionnisme Abstrait, tous de Malevitch à Victor Brauner. Il traduit ces impulsions avec une composition intensément centrée et schématique qui laisse juste suffisamment de place à la main pour faire son travail.
On a déjà beaucoup parlé des têtes picassoïdes de Grotjahn , mais la structure en boucle répétée de ses peintures produit un effet plus proche de la peinture des années 20 et du “Pont de Brooklyn” de Josef Stella . Grotjahn re-imagine les caténaires mouvants de Josef Stella avec des rubans cintrés d’empâtements colorés. Petits et juxtaposés les reliefs de couleurs tendent à se lier ensemble dans les yeux du spectateurs. Ils donnent à la peinture un effet alterné et électrique entre vison rapprochée et lointaine. Ses couleurs sont un rouge profond et bordeaux, un vert feuillage, un blanc chaud, un bleu de cobalt, des couleurs de cravate de soie. Elles sont BCBG et élégante, avec un parfum tout droit sortie des années 40. Plus important les intervalles de couleurs de Grotjahn sont difficiles. Ils placent la peinture en mode majeur. Leurs formes simples et claires, en arc, cercle, losange et forme ovoïde comme des quartiers d’orange, se chevauchent parfois ou s’entrecoupent, créant un espace d’une complexité croissante et réfléchie. Les peintures de Grotjahn font une drôle de chose. Elles trouvent une échelle monumentale à travers l’arrangement linéaire de petites surfaces de peintures, leurs structures et leurs enchaînements imagés sont en rapport avec la couleur et son application. Le Pourquoi et le Comment sont en phase productive. Ces peintures sont tendues, affûtées et très plaisantes à regarder. A 46 ans, Grotjahn est presque un maître moderne.
Richard Aldrich a fait des peintures intéressantes et surprenantes pendant un temps, et une de ces oeuvres ici, montre un grand brio. Two Dancers with Haze in Their Heart Waves Atop a Remake of “One Page, Two Pages, Two Paintings,” de 2010 est la moins truquée et la plus en phase avec une peinture abstraite pensée comme déconstruction. La réussite de sa peinture se fonde sur le caractère souple de la structure. Une grille ou une échelle comme armature d’un ordre de formes peintes et de lignes tracées au pinceau alternent, pour former un rythme syncopé avec les espaces blancs et intervertis. Sa touche rappelle celle de Joan Mitchell et de Philip Guston, ou celles de Robert Rauschenberg, aussi bien les derniers Combines que Winter Pool de 1959, deux toiles jointes par une échelle au milieu. La palette d’Aldrich est sophistiquée, elle frôle le décoratif. Il prend huit ou neuf nuances qu’il accentue par des intervalles mesurés de blanc crème, rouge Pompeï, terre d’ombre et vert de cobalt sombre, des couleurs que l’on ressent à la fois méditerranéenne et nordique. Cette peinture présente nombre d’indices visuels sans en mettre un plus en avant. Les quatre rectangles irréguliers et noirs encadrés par des bandes de couleurs crème, suggèrent des fenêtres opaques dans un mur de plâtre fissuré...
Cette toile de Aldrich, réminiscence de peintures plus anciennes, possède cependant un sens évident de sa contemporanéité. C’est, sans doute, cela que Hoptman nomme “atemporel”. Mais d’une manière ou d’une autre, cela a toujours été le cas dans la peinture. Le travail de Rauschenberg de la fin des années 50 et du début des années 60 était lui-même une déconstruction et une reconstruction de l’expressionnisme abstrait, libéré de son auto-suffisance. Aldrich emprunte beaucoup à cette période, mais sa tonalité est plus légère. Il a l’insouciance de Rauschenberg sans en avoir l’impétuosité urgente. Les enjeux sont différents, c’est aujourd’hui. Bien qu’informelle et toujours plus ou moins désinvolte, l’oeuvre d’Aldrich est plus robuste et plus réfléchie qu’elle n’apparaît au premier regard. Sa peinture semble dire “Appuie-toi sur moi”.
Susan Sontag, observait il y a 50 ans dans son article “A propos du Style” qu’aucun critique qui se respecte ne voudrait séparer la forme du fond, alors qu’aujourd’hui la plus part semble susceptible de le faire après avoir affirmé le contraire. C’est encore pire avec les commissaires d’exposition. Avec “Forever Now”, le vrai problème est qu’il y a deux expositions. Il y a les peintres qui font des tableaux qui tiennent le mur, on n’a pas besoin d’explication et ceux qui utilisent une surface rectangulaire pour faire quelque chose d’autre. Les artistes du premier groupe sont la raison d’être de l’exposition, leur travail a une inventivité formelle et une intelligence picturale, qui vit à l’instant. Dans un deuxième groupe, il y a des artistes dont l’art ne concerne que la partie émergée de l’iceberg de l’art. Ce qui est sur la toile est l’évidence ou bien c’est le résidu de ce qui se passe hors-champ. Il n’y a pas de problème avec ce principe, bien sur, mais il peut en résulter un travail aride qui masque un coeur indécis ou pire vide.
Il y a une autre façon de voir. Des images attirent notre attention avec intérêt et d’autres simplement la fatiguent. Les qualités que nous admirons chez les gens imagination, intelligence, décision, clairvoyance, la capacité à transmettre la substance émotive sont souvent les mêmes que nous ressentons en art, et qui retiennent notre attention.
Des qualités moins admirables, langue de bois, l'autoglorification, stridence, prétention colorent notre expérience du travail, et pour une raison ou une autre nous laisse dubitatif. Par “dubitatif” je veux dire le sentiment que vous avez quand la distance entre ce que le travail se propose d’être et ce qu’il est, est trop grande pour être négligée.
C’est le cas de plusieurs artistes célèbres inclus dans “The Forever Now.” Le problème de la surestimation des artistes a pris de l’ampleur chez nous, au moins depuis les années 20, quand H.L Mencken a inventé le terme de “Plouck Américain” dans son journal The American Mercury, pour désigner notre variation nationale du béotien. Le contraire du “Plouckisme” dans la formulation de Mencken était l’enthousiasme général pour tout ce qui était culturel, à l’exception de ce qui était béotien. Depuis il s’est créé un enfer de confusion.
Georges Balanchine se plaignait que la louange servait peu. “Tout le monde est surestimé” disait le plus grand chorégraphe de l’histoire. “Picasso est surestimé. Je suis surestimé. Même Jack Benny est surestimé.” Il voulait dire que quand on a décidé que quelqu’un est grand, un halo de respect sentimental entoure tout ce qu’il ou qu’elle fait. La réalité est plus prosaïque, quelques oeuvres ou des parties sont réussies d’autres oeuvres non. C’est ennuyeux d’être glorifié, c’est comme montrer son travail à ses parents. Le manque de sens critique est une des choses qui fait ressembler le milieu de l’art actuel à une sphère politique et je ne veux pas dire art politique. La politique, comme métier, c’est un endroit ou la vérité ne peut être dite, cela arrêterait le manège.
J’ai décidé, il y a longtemps de ne pas écrire sur les choses dont je me fiche. Beaucoup de travaux sont si profonds et sont réalisés de manière si émouvante, tant d’artistes de vrai talent travaillent aujourd’hui qu’on ne doit pas perdre son temps avec les médiocres. Il y a une audience pour tout - qu’importe ? D’ailleurs, on peut toujours se tromper. Quoiqu’il en soit, je fais faire une exception pour le cas d’Oscar Murillo, 27 ans.
Bien que cela ne soit pas sa faute d’avoir émerger trop tôt, je ressens qu’on a le devoir de dire quelque chose, de peur de laisser submerger irrémédiablement la réalité par la perception. Il y a toujours eu des artistes qui ont été mis en avant par les collectionneurs, les commissaires ou les journalistes, artistes qui correspondent à un certain récit mais qui ont peu d’intérêt pour les autres artistes. Alors pourquoi en parler ? D’abord, il ne s’agit pas seulement de lui. Le problème, et c’en est un, est ce qui constitue l’interprétation : la ligne de partage des eaux entre la vision du monde des artistes et celle des commissaires. Bien qu’il semble injuste de pointer du doigt le seul Murillo, la meilleure façon d’expliquer comment cette distinction opère est de décrire son travail.
Murillo semble vouloir faire avec son travail quelque chose autour du palimpseste et de la mémoire tout en étant un outsider, mais à mes yeux, il lui manque ce dont on a besoin pour créer une image convaincante de ce genre. Avec lui, les éléments qui provoquent les peintres comme la dimension, la couleur, la surface, l’image, la ligne, sont au mieux besogneux. Son sens de la composition est strictement rectiligne, il ne semble pas avoir découvert la diagonale ou l’arabesque. Pire, il semble incapable de générer un quelconque sens du rythme interne pictural. La peinture de Murillo manque de personnalité. Il use de tant de couleurs sombres, de ratures, de frottements, de coulures, de traces de graffiti, peint sur de vieilles bâches, mille trucs tous signifiants. Son travail ressemble à celui d’un directeur artistique. Cela parait engagé et vrai mais en fait c’est feint. C’est une peinture pour les gens qui ne s’intéressent pas à regarder vraiment, qui préfèrent le contexte à ce qu’ils ont sous les yeux. Murillo est tellement paumé que même une cabale de marchands puissants ne le sauvera pas. Il doit le savoir quelque part, aussi il essaie de maquiller ce qui manque en ajoutant d’autres effets. Dans l’exposition “The Forever Now”, une de ses pièces est une pile de toiles posées à même le sol que les visiteurs peuvent bouger à volonté. C’est interactif - vous saisissez ? Les visiteurs du MoMA qui ont de la mémoire reconnaîtront ici une variation sur un des premiers travail de Allan Kaprow, l’inventeur des happenings, qui souhaitait imiter l’impulsion des peintures expressionnistes des années 50 et les médiatiser en petits jeux pour faire participer les visiteurs. Mais ce qui avait été picturalement vivant devenait ainsi un pur ennui. Pour citer Fairfield Porter, qui écrivait alors, “ Kaprow utilise l’art et fait un cliché (...) s’il voulait prouver que certaines choses ne peuvent être refaites parce qu’elles ont déjà été faites, il ne saurait être plus convaincant.” Vous pouvez déplacer les tableaux de Murillo autant de fois que vous voulez - il n’y a aucune possibilité de leur donner de la vie parce qu’ils n’ont jamais eu de vie.
La vraie nouvelle de “The Forever Now” , la bonne nouvelle, est que la peinture n’est pas morte. L’argument qui veut faire que la peinture soit obsolète était une erreur catégorielle. Ce déterminisme historique a lui-même expiré, et la peinture va bien. Si la peinture n’est plus dominante, cela a un effet salutaire : tout le monde ne peut pas peindre, ou n’en a pas besoin. Pendant que le public de l’art a suivi son chemin et s’est dirigé vers la distraction, la peinture comme une truffe a grandi à l’abri des feuilles, développant ses senteurs riches et profondes, bien qu’elle ne soit peut être pas pour tout le monde. Ne plus avoir à perdre son énergie pour défendre leurs décisions de peindre, donnent aux peintres la liberté de penser ce que la peinture peut être. Pour ceux qui peignent, ou qui trouvent en elle un repère, c’est l’heure d’une prodigieuse vitalité.
Une traduction de Erik Levesque. Creative Commons.